MERCI !
Bonjour à toutes et tous,
Nous remercions tous ceux et celles qui ont contribué à ces XIXèmes Rencontres de la Criée.
Il n’y avait pas eu autant de monde depuis longtemps (plus de 280 inscrits) et surtout un public venu de toute la France, de Belgique, de Grèce et d'Algérie. Avec une intensité de présence et une qualité des interventions et des débats.
Les différentes générations
présentes témoignaient aussi de l’espoir que nous soutenons pour la
psychothérapie institutionnelle et la psychanalyse.
J’ai pris la
décision dans l’après coup de diffuser mon
texte de conclusion écrit dans un sentiment d’urgence, mais aussi un
désir de partage et de transmission.
A bientôt,
Patrick Chemla, pour la Criée
Texte pour les XIXèmes Rencontres de la Criée
des
16 et 17 mai 2025 : Figures
de l’Étranger
PASSEUR DE FRONTIÈRES
Patrick Chemla
Ce titre prend sa source dans une discussion ancienne avec Pascale Hassoun, s’appuyant sur le livre remarquable de Michel Warschawski « Sur la frontière », récit de sa trajectoire de militant politique anticolonial en Israël, se tenant sur la frontière entre israéliens et palestiniens, tentant de créer des passages et un militantisme partagé. L’échec douloureux de son combat n’empêche en aucune manière de le saluer, et de poursuivre avec ténacité ce chemin nécessairement précaire. J’en reparlerai in fine, mais je voudrais en premier lieu insister sur une sorte d’empêchement de penser qui m’a saisi au moment du passage à l’écriture. Comme si j’étais plus affecté que je l’aurais cru par une sidération traumatique devant les massacres de masse en Israël/Palestine, ainsi que par un sentiment d’impuissance. Il semble que rien de nos pathétiques protestations, prises de positions, ne puisse endiguer la brutalisation du monde. Un certain nombre de personnages monstrueux émergent dans une sorte d’internationale néo-fasciste : Trump, Netanyahou, Poutine, Milei, Modi, dont la liste s’allonge chaque jour. Cela chacun peut le constater en tant que citoyen, avec comme enjeu : comment sortir de l’accablement autrement que par le déni ou la haine ? Jacob Rogozinski évoquait de son côté un affect nouveau pour lui : « la honte d’être juif », ce que je me refusais jusqu’alors à reconnaître. Je dois dire que j’ai effectué un certain chemin depuis ; j’ai eu beau affirmer mon refus depuis l’adolescence du sionisme, ma prise de position avec des pétitionnaires français juifs, critiquant fermement la réplique monstrueuse du gouvernement israélien à l’attaque non moins monstrueuse du Hamas le 7 octobre. Rien n’y fait : je dois reconnaître que Jacob avait un diagnostic juste : le malaise est profond, la honte est présente, s’aggrave à chaque bulletin d’information qu’on aimerait dystopique, tant la réalité du massacre de masse est abominable. Ce texte est aussi une tentative de dégagement de cette honte désubjectivante.
Est-ce que nous toucherions aux limites du champ de pensée analytique ? Probablement, si on ne conçoit la psychanalyse que dans le dispositif divan/ fauteuil ; mais beaucoup moins si on constate que Freud s’est également confronté aux enjeux de « l’être collectif » dans de nombreux textes : Psychologie des masses et analyse du Moi, Totem et Tabou, Malaise dans la Culture, et in fine « l’Homme Moïse et la religion monothéiste » qui s’avère une refondation ultime de son œuvre. Nathalie Zaltzman a pu démontrer dans « De la guérison psychanalytique », livre remarquable sur l’expérience des camps, organisé autour de la trouvaille de la « pulsion anarchiste », que c’était dans ses ouvrages sur le collectif que Freud avançait ses concepts les plus cruciaux. On sait aussi que Lacan a pu s’appuyer sur ce qu’il appelait « le mythe freudien » pour élaborer sa doctrine des noms du père. Avec le Moïse écrit au moment de la Shoah et de l’assassinat d’une partie de sa famille, alors que Freud était au stade terminal de sa vie, il arrivait encore à cet effort de pensée de déconstruction de la « religion monothéiste », « comme une danseuse qui fait des pointes ». Comment tenir le fil de cette transmission aujourd’hui alors que les forces de déliaison font rage, que nous faisons face à ce que Marie-José Mondzain appelle une « anarchie nihiliste » qu’il s’agit de distinguer d’un chaos dont la traversée peut s’avérer source de créations ? En citant Freud, Zaltzman, Mondzain et bien d’autres, je dois mentionner la nécessité dans laquelle je me suis trouvé de discuter avec des collègues avec qui s’est nouée une relation de philia1 (d’amitié), dont la pensée ou la vivance m’accompagne, et m’aide à tenir le coup. J’aurais bien aimé discuter aussi avec Jacques Hassoun et Alain Didier Weill s’ils avaient été encore vivants. A vrai dire, j’ai quand même discuté avec leurs textes, mais j’ai dû me passer de la réponse spectrale des intéressés.
Nous appuyant cette année sur la relecture du colloque l’Étranger organisé 40 ans plus tôt par la Fédération des Ateliers de Psychanalyse, et en particulier Lucien Mélèse qui nous fait l’amitié d’être parmi nous, nous avons trouvé plusieurs pépites travaillées en séminaire. Plusieurs de ces textes témoignaient, nous l’avons remarqué à l’ouverture effectuée avec Lucien Mélèse et Anna Angelopoulos, de l’œuvre à venir de leur auteur. Je pense au texte de Radmila Zygouris qui préfigurait son élaboration ultérieure sur « l’enfant Monde » qu’elle est venue nous présenter ici-même, ou à celui de Jacques Hassoun annonçant son travail autour des « passions intraitables », mais aussi « le passage des étrangers » et « les contrebandiers de la mémoire ». Comme vous l’aurez déjà entendu, il s’est produit aussi cette année la rencontre avec le livre de Marie-José Mondzain : « Accueillir ». Je voudrais commencer en la citant : « Il ne faut pas penser la filiation dans son lien plus ou moins fort avec le modèle normatif de la transmission biologique, mais du point de vue d’une attention à ce qui la fonde : l’hospitalité. Elle est un art, celui de l’exercice de la philia, de l’affect et du lien qui dans la rencontre et l’accueil de tout autre exige de substituer au terme de filiation celui de philiation. Ce qu’on appelait jadis « les lois de l’hospitalité » sont bafouées par tous les replis haineux et phobiques qui nous privent des joies et des richesses procurées par l’accueil. La défense des philiations opère un geste théorique qui permet de repenser les liens qui se constituent politiquement et poétiquement dans la rencontre de tout sujet qu’il nous incombe d’adopter, qu’il provienne d’un ventre ou d’un pays ».
Nous sommes ainsi au cœur des enjeux de ces rencontres : comment repenser l’hospitalité, motif que nous mettons au travail depuis nos débuts et qui a donné lieu à plusieurs publications de la Criée : « Asile », et bien sûr « Politiques de l’hospitalité ». Comment accueillir l’étranger, l’étrange, l’inquiétante étrangeté ? Derrida en avait donné une acception hyperbolique très appuyée sur l’élaboration d’Emmanuel Levinas, avec ce concept d’une « hospitalité inconditionnelle », que nous avons longtemps mis en exergue de nos échanges et de nos praxis de l’institutionnel. Mondzain préfère mettre en avant l’adoption et la philiation : ainsi l’égalité et la dissymétrie se conjuguent dans l’accueil du nouveau, du tout autre. Avec une mise en perspective des liens familiaux, des exils et migrations, en prise avec toutes les forces xénophobes, voire meurtrières que nous connaissons. Car un pas a été franchi depuis plusieurs années, et nous en mesurons aujourd’hui l’extrême gravité : il ne s’agit pas seulement d’inhospitalité, de « phobie » de l’étranger, mais de passions haineuses qui se mettent de nouveau en acte dans la civilisation, et ouvrent la possibilité du crime. Les attaques et les crimes racistes à l’égard des juifs et des musulmans se répètent, prenant prétexte des massacres au Proche Orient, voire ne cherchant plus aucun prétexte, affirmant une haine nue à l’égard de l’autre, du différent, du trop semblable dans sa différence. Des milliers de personnes se noient en Méditerranée, cependant que les foules occidentales sont travaillées par la hantise construite par l’extrême-droite « d’un grand remplacement ». Les frontières de l’Europe sont ainsi devenues des barrières prétendument infranchissables, avec un certain raffinement dans la cruauté : que l’on délègue à d’autres le soin de trier, violer, éliminer, ou qu’on installe des barrières tranchantes comme des rasoirs, des murs de séparation… Comme si le seul enjeu était celui de l’expulsion, pour retrouver une prétendue identité nationale, ou européenne. Et l’on revoit fleurir les folies de l’ethnicité identitaire que dénonçait Jacques Hassoun dans son livre « Le Passage des étrangers » où il tente d’articuler la psychanalyse avec le Politique pour les sujets toujours pris dans la grande Histoire. Il en dégage un certain nombre d’enjeux que je voudrais partager avec vous :
« Que la vie sociale soit toujours sous-tendue d’affects et de passions, nul doute à cela, mais que l’aspiration au paradis perdu de l’appartenance se substitue aux liens symboliques pour promouvoir le vertige identitaire, le règne de l’amour pour l’ethnie et son immuabilité, et c’est l’Autre qui sera frappé d’un désaveu au nom d’un double, élevé à la douteuse dignité d’un objet cause d’une mortelle passion.
C’est alors que l’idéologie de l’appartenance peut susciter des effets pervers… au point de représenter à son tour un avatar paradoxal de la haine pour l’étranger. »
Tout ce livre n’est qu’un long développement de son article du colloque de 1983 sur l’Étranger, avec l’exigence d’un État laïque qui ne prône pas l’assimilation, ni l’abrasion des différences, mais intègre les différentes composantes en affirmant la primauté de l’hétérogène. Ce qu’il nous faut distinguer du multiculturel qui correspondrait à l’ethnopsychiatrie, alors qu’il s’agit plutôt d’accueillir l’altération réciproque des sujets de la modernité désarrimés d’une « origine originaire » (pour le dire comme Alice Cherki). Nous savons qu’une tendance contraire s’est actuellement renforcée qui met en avant le retournement du stigmate, et préconise une revendication identitaire. Ce qui à mon avis isole chacun, chacune dans une assignation communautaire, voire même ethnico-religieuse. Le grand risque que nous fait courir cette orientation, c’est l’assignation de chacun, chacune à son stigmate, ou à sa supposée communauté d’appartenance. Nous sommes d’ailleurs en train d’expérimenter douloureusement en ce moment le risque d’une concurrence victimaire généralisée, mais aussi la tendance à une désagrégation du lien social en autant de casemates communautaires. Ce qui renforce la dimension du religieux, voire de la « race ». On dit maintenant « racisés » ce qui a tendance à essentialiser celui ou celle subissant une discrimination raciste. Cette explosion contemporaine d’un « racisme sans race » est proprement stupéfiante. Alors que les gens n’ont jamais autant voyagé, que les amours, unions et mariages, n’ont jamais autant franchi les frontières « ethniques » ou religieuses, nous assistons en retour à une expansion généralisée d’une xénophobie et d’un racisme totalement décomplexés. Cette xénophobie se produisant y compris chez les immigrés, naturalisés de fraîche date, et voulant en quelque sorte fermer la porte derrière eux. Comme si ce métissage inexorable des peuples, des langues et des cultures provoquait en retour une panique identitaire chez ceux qui se déclarent autochtones, propriétaires de leur terre plus ou moins sanctifiée, avec une logique de l’enracinement que Levinas avait repérée dès 1934 dans « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme ». On entend le risque des processus de fascisation qu’il nous faut repérer et combattre, d’autant plus qu’ils se renforcent et s’encouragent d’une façon internationale. Trump se posant en maître du chaos nihiliste, modèle de tous les populistes, d’abord nommé illibéraux, avant de les caractériser plus justement comme néofascistes. Tous ces mouvements mettent donc en avant leur haine des étrangers, leur désir même de les expulser, y compris en détruisant l’État de droit. A leur marge, des petits groupes de choc paradent dans nos rues, brandissant leurs symboles de haine, et agissent violemment, pour terroriser.
Il y a 40 ans, les analystes qui échangeaient croyaient avoir le fascisme et le nazisme derrière eux, et essayaient dans cette nouvelle période de penser les phénomènes ségrégatifs, la peur et la haine, voire l’hainamoration à l’égard des étrangers.
Je voudrais évoquer ce bel échange entre Jacques Hassoun dans le premier colloque, et Alain Didier Weill dans la « réplique » effectuée six mois plus tard autour de ces enjeux de l’Étranger, abordés d’une manière phénoménologique et historique, avec des tentatives d’un appui métapsychologique. Jacques Hassoun avançant l’hypothèse d’une « universalisation de la névrose phobique », plus précisément de « la phobie comme structure », et non comme symptôme du sujet en proie à la xénophobie. Son texte s’intitule « Exil d’exil ou l’En Proie » et cerne ce qui dans le discours de l’En Proie (au racisme) fonctionnerait dans le registre des images, des sens, du signe, s’opposant à la nécessité de la métaphorisation et du signifiant. Je le cite :
« Ici le terme étranger ne peut se conceptualiser, ne peut se symboliser. Il est un signe qui provoque un flot d’images comme serait provoqué chez un chien par un quelconque signal pavlovien des flux d’adrénaline ou de salive. Étranger est étranger, d’où l’inquiétante étrangeté du mot étranger » qui manquant dans la série signifiante devient littéralement xénique. ».
Jacques Hassoun remarque aussi l’échec de toute démarche fondée sur la raison et la science en face de cette passion à trier, traquer, circonscrire, exclure, éliminer. La science a en effet pulvérisé la notion de race, et les fumeuses théories aryennes, mais elle n’empêche en aucune manière les flambées imaginaires racistes : Il n’y a qu’une espèce humaine comme l’affirmait Robert Antelme dans son livre « L’Espèce humaine » publié au retour des camps en 1947, avec cette assertion que je garde précieusement : « la mise en question de la qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à l’espèce humaine ». Ce livre et le dialogue en particulier avec Blanchot auront constitué une strate indispensable pour comprendre l’espace de pensée qui s’est reconstruit à la Libération, que l’on retrouve aussi aux origines de l’élaboration de Jean Oury. Ce qui insiste : l’identification à l’espèce humaine comme mode de résistance et de mise en échec du projet nazi : « Ils ne sont pas arrivés à transformer l’espèce » (Antelme), malgré l’envergure industrielle de leur entreprise. Mais il persiste un reste de ce projet délirant qui revient nous hanter en ce moment, avec le salut nazi de Musk agissant comme rappel violent et signe de reconnaissance.
Est-ce un retour de l’inéliminable de la destruction ? Je laisserai cette question en suspens dans le cadre restreint de ce texte... Elle a été traitée longuement et de façon discutable par Agamben (« Ce qui reste d’Auschwitz »).
Je vais poursuivre la discussion de cette hypothèse de la structure phobique. Elle a gêné l’auditoire de l’époque et continue à me gêner, car elle esquisserait si on la pousse à son ultime une métapsychologie du raciste. Or le racisme est un phénomène politique qui intéresse les « masses en fusion » et autres « foules désorganisées ». Ce qui est contradictoire avec toute hypothèse psychopathologique venant dépolitiser le lien social au nom d’un prétendu inconscient collectif. Je signale au passage que Freud s’est intéressé comme le remarque Zaltzman aux « foules organisées » : armée, parti, église, et même « le couple comme foule à deux ». Il ne sera pas arrivé à prendre la mesure de la nature du nazisme, à la différence de Ferenczi, qui avait lui participé de l’éphémère République des Conseils de Hongrie, à Budapest, dirigée par Bela Kun en 1919 (seulement 133 jours !). Intéressons-nous maintenant à la réplique d’Alain Didier Weill. Pour lui, l’En Proie serait une expérience de confusion, d’angoisse devant l’étranger que nous pouvons tous faire, et qui ne va pas sans honte. Nous serions tous habités par un impossible à symboliser qui nous parasite : « en ce sens nous serions tous frères dans le sens que nous sommes tous en proie au réel». La difficulté c’est que nous n’y avons pas accès, sauf dans des situations extrêmes. Quand nous sommes en proie à l’étranger, ce réel impossible vient se montrer : une monstration de ce qui devrait rester caché. Didier Weill avance que le refoulement est sans recours devant cette monstration qu’il fait équivaloir à l’Étranger. Ce qui donne une définition de l’Étranger comme rebelle au refoulement. Il poursuit en soulignant que l’Étranger est toujours perçu comme celui qui corrompt l’unité de la cité, des mœurs etc. Ce principe de décomposition qu’on retrouve jusque dans le grouillement des insectes. Rappelons-nous cette assertion tristement célèbre : « A Auschwitz on n’a gazé que des poux » affirmait Darquier de Pellepoix, successeur de Xavier Vallat comme commissaire aux questions juives de Vichy. Cette animalisation de l’autre, nous la retrouvons dans tous les processus génocidaires. On m’a fait remarquer qu’on la retrouvait aussi dans les processus coloniaux, ce qui interroge les passages mais aussi la distinctivité : une colonisation de peuplement pour s’emparer d’un territoire n’a rien à voir avec la purification délirante de l’espèce.
Ce qui est d’une ironie glaçante dans le texte de Didier Weill, c’est qu’il nous fait entrer dans la logique délirante du discours raciste qui ne supporte en aucune manière « l’altération réciproque » que j’ai évoquée précédemment. Bien au contraire, il s’agit d’une dissymétrie radicale : l’En Proie est corruptible par l’Étranger, mais l’inverse est impossible. D’où la puissance délirante prêtée au sperme noir dans le discours raciste aux USA, ou au sang juif dans le nazisme. Le « produit » de telles unions avec des femmes blanches et aryennes resterait marqué de façon indélébile par l’Étranger, ce qui d’une façon rétroactive pourrait ainsi remonter jusqu’à l’ancestral atteint par cette corruption. Ce qui intéresse l’auteur, c’est l’ancestral, le père de la horde tué par ses fils et ensuite incorporé. Freud en déduit la première identification par incorporation du père ; ce qui se trouve incorporé pour Lacan, c’est en quelque sorte le nom du père. Mais tout le père n’est pas incorporable, il persisterait un reste qui choit dans le réel, déchu de la symbolisation, et qui peut faire retour sous la forme du revenant, du spectre. Je trouve précieuse cette idée d’une présence spectrale, d’une apparition qui ne fait pas image spéculaire. Les spectres, comme chacun sait, n’ont pas d’image dans le miroir, ils apparaissent.
Ce qui nous ramène à la métapsychologie que Radmila Zygouris a exploré dans son texte remarquable « L’amour de l’étranger ». Elle remarque que le petit d’homme sourit au visage étranger, alors qu’il s’en détourne avec angoisse au 8ème mois, ce qui correspondrait au stade du miroir, et à la constitution du moi. Constat phénoménologique et métapsychologique qu’elle partage avec Didier Weill, et nombre des analystes de ce colloque passé. Il y aurait ainsi un premier temps d’identification à l’espèce humaine clôturé par le stade du miroir corrélatif à l’entrée dans l’Œdipe, premier temps auquel nous n’aurions plus accès, hormis les situations de détresse (Hilflosigkeit), lors des expériences extrêmes (concentrationnaires) dont parle Antelme, lorsque l’homme se retrouve par la force des choses dans la dépendance absolue et réelle des autres. Nathalie Zaltzman de son côté envisage cette première et plus importante identification « avec le père de la préhistoire personnelle ». Elle écrit en citant Freud : « elle est directe, immédiate, antérieure à toute concentration sur un objet quelconque », « référée au père d’avant le sexe, d’avant le meurtre ou du meurtre accompli ». Elle ajoute : « seules les références à l’héritage phylogénétique, à l’histoire de l’humanité comme partie intrinsèque de l’histoire individuelle, peuvent rendre compte de l’origine psychique de cette identification ». Lecture qui change résolument la perspective, quand elle fait correspondre cette première identification avec une Bejahung primordiale, indispensable pour envisager la thérapie des psychoses. Également quand elle avance : « l’inconscient individuel n’existe pas dans l’autoréférence, mais d’abord dans sa référence à l’ensemble : identification indissolublement mutuelle de l’individu à l’ensemble ».
Freud va de toute façon buter sur une impossibilité de parler autrement que de façon spéculative de ce qu’il y a avant le moi. Je cite Radmila qui constate que « l’étrange-étranger consiste pour Freud, de se frayer un chemin vers le pensable et le représentable, mais dont l’origine est antérieure à une représentation consciente du monde ». Il est également remarquable que l’Étranger se trouve toujours connoté du négatif, du menaçant, de l’inquiétant, avec cette hypothèse fondatrice que l’étranger a d’abord été familier, puis lors de l’opération de la dénégation a été expulsé, traçant ainsi un premier bord qui délimite un dehors et un dedans.
Plus tard, dans « L’inquiétante étrangeté », Freud raconte son expérience, où dans un wagon de chemin de fer, il ne se reconnaît pas dans l’image du vieillard qui lui fait face, dans le reflet de la porte vitrée. Autrement dit, l’espace d’un instant, il n’a plus accès à son image spéculaire, et c’est un double spectral qui lui apparaît, qu’il va corréler avec le retour des morts. D’où l’Unheimlich en rapport avec cette vacillation de l’identité spéculaire. Il écrit « l’inquiétante étrangeté n’est rien de nouveau ni d’étranger, mais quelque chose qui depuis très longtemps a été familier à la vie psychique et qui lui est devenu étranger par le processus du refoulement ».
Ce qui reste problématique chez Freud, c’est que faire de cette chose étrangère, de ce corps étranger du trauma, venu d’un temps d’avant ? Est-ce un temps d’avant le moi, ou bien s’agit-il d’un temps ancestral, immémorial ? Radmila va alors citer Lacan (Propos sur la causalité psychique) qui définit « le complexe d’Œdipe comme clôture d’un cycle psychique dans la situation familiale, en tant que par son institution, celle-ci marque dans le culturel le recouvrement du biologique et du social ». Autrement dit, le moment de dégagement de la dyade mère/enfant qui dans les sociétés traditionnelles s’opérait par des rites d’initiation. Radmila a ce commentaire précieux qui la rapproche de l’élaboration de Didier Weill : « le passage de la mère primitive au père symbolique laisse toujours subsister un reste, reste qui est à l’origine de la peur. La peur psychotique du double n’est pas socialisable, la peur de l’étranger l’est. Quant à l’amour de l’étranger, il était bel et bien premier, mais devait succomber au processus de socialisation ». Plus jamais l’espèce ne pourra trouver satisfaction dans l’ordre simple du biologique. Le prix à payer qu’elle va nommer ségrégation, c’est l’entrée dans la société des pères : celle qui commande à l’enfant : tu seras un bon musulman, un bon juif, un bon français etc… Ce qui ouvre à la compétition à qui sera le meilleur, mais détermine un « nous autres » différent de « vous autres ». Ce qui ouvre ainsi la voie à la haine des autres, sous-tendue par la haine du père.
La question qui revient in fine pour elle comme pour nous : comment sortir de cette clôture de la famille, du groupe, du clan, de la communauté ? Est-il possible d’être séduit par l’étranger, et de se dégager de cet enfermement ? Est-il possible d’envisager un déplacement des corps et des idées d’un espace à l’autre ?
Son texte se termine sur l’envie vis-à-vis de l’étranger et les bienfaits de l’exil, hypothèse contre-intuitive : nombre d’étrangers ayant métaphorisé l’exil, y trouvent un supplément d’énergie, une force, que les autochtones peuvent leur envier. Nombre d’entre nous peuvent se reconnaître dans cette proposition, et la décliner également dans la capacité à s’estranger, à s’ouvrir à l’altérité de l’autre, à ressentir un désir, voire un amour de l’étranger. Cette capacité est en fait une conquête qui procède d’un arrachement à la clôture de la communauté d’appartenance. Il y aurait un écart à créer sans cesse par rapport à l’énoncé de fausse évidence avec le « nous autres » psychiatres, psychanalystes, juifs, musulmans, français, algériens etc. Ce qui suppose un décollement de « l’origine originaire », pour une identité qui se laisse altérer par une pluralité d’autres identités. Ce processus d’identification / désidentification incessant repéré très tôt par Octave Mannoni (Un si vif étonnement), constitue à mon sens un enjeu crucial pour la psychanalyse, à l’opposé de toute orientation identitaire. Sans doute aussi un horizon politique cosmopolite auquel nous sommes encore un certain nombre à ne pas renoncer. L’élaboration de Dardot et Laval poursuit cette perspective2, celle de Glissant aussi sur un mode plus poétique en terme de créolisation du monde : « Nous vivons dans un bouleversement perpétuel où les civilisations s’entrecroisent, des pans entiers de culture basculent et s’entremêlent, où ceux qui s’effraient du métissage deviennent des extrémistes. …C’est ce que j’appelle le « chaos-monde ». … Je crois que seules des pensées incertaines de leur puissance, des pensées du tremblement où jouent la peur, l’irrésolu, la crainte, le doute, l’ambiguïté saisissent mieux les bouleversements en cours. Des pensées métisses, des pensées ouvertes, des pensées créoles ». (Interview dans Le Monde du 3 février 2011).
L’époque actuelle parait contredire Glissant avec le renforcement des forces xénophobes violentes, allant jusqu’au massacre voire au génocide. Et je ne prononce pas ce mot sans tremblement.
Le métissage généralisé semble avoir produit un effroi déjà évoqué et un repli communautariste, qui nous montre aujourd’hui toute la haine dont l’espèce humaine est capable. Le fascisme n’est plus derrière nous, comme lors du premier colloque sur l’Étranger, alors que nous y sommes confrontés cruellement, avec un sentiment d’impuissance déjà évoqué. Castoriadis, en d’autres temps, avait mis en avant le mot d’ordre de Rosa Luxembourg « Socialisme ou barbarie », pour une pensée de l’imaginaire radical. C’est bien entendu dans cette transmission que nous nous inscrivons, mais force est de reconnaître que nous sommes dans un creux de vague, avec la hantise d’un déchaînement de la barbarie.
Il est important de se souvenir que nous sommes aussi les héritiers de la révolution psychiatrique, social thérapie renommée plus tard psychothérapie institutionnelle, fondée par Tosquelles à St Alban, reprise par Fanon à Blida, poursuivie et élaborée toute sa vie par Jean Oury, qui aura accompagné nos initiatives de 1987 jusqu’à sa mort, à la veille du colloque Transmettre en 2014. Il m’avait téléphoné pour s’excuser de ne pas pouvoir répondre de son engagement peu avant de mourir, ce qui me reste d’une façon inoubliable.
Les praxis de l’institutionnel se trouvent aujourd’hui discréditées autant que la psychanalyse par le biopouvoir de même que toutes les pensées de l’émancipation. Votre présence est là pour témoigner d’îlots de résistance s’appuyant le plus souvent sur des pratiques locales et des collectifs où nous nous épaulons pour traverser cette passe difficile. Les collectifs de soins qui tiennent le coup permettent la rencontre avec des patients qui cherchent avec leur délire un lieu d’adresse pour leur souffrance.
L’expérience que j’ai menée en psychiatrie depuis 1975, et qui a abouti depuis 1980 à la construction d’un collectif s’étoffant peu à peu pour devenir le Centre Artaud m’aura montré amplement que ce n’était pas un savoir par avance qui avait une effectivité, mais la mise en jeu d’un « acte de foi laïque » (Jean Cooren) dans l’inconscient freudien. Construire un lieu orienté, délimité, support phorique suffisamment ouvert pour permettre la circulation des paroles et des corps, suppose une énergie assez fantastique : j’en ai pris la mesure dans l’après-coup ! Maintenant en retraite depuis novembre 2023, j’écoute des jeunes collègues en supervision, poursuis une pratique d’analyste en cabinet, et je milite toujours dans les regroupements en psychiatrie qui s’insurgent contre le néolibéralisme autoritaire. Mais cette pratique au long cours, l’effectivité du transfert, et les effets émancipateurs pour les patients continuent à irriguer ma pensée et à me donner un certain espoir dans une puissance de création, et une relève des générations.
Je conclurai ainsi ce texte où vous aurez entendu les passages de frontières indispensables, et l’enjeu d’une altération réciproque pour faire surgir un imaginaire désirable ; l’enjeu également d’un rassemblement archipélique de tous ceux qui résistent à partir d’une « micropolitique de l’expérience ».
En post-scriptum ces quelques lignes de Michel Warschawski dans la postface de son livre en 2004 : « ce livre se termine sur un pari, le pari du bon sens, c’est-à-dire le choix de la vie sur la mort, de l’ouverture sur l’enfermement. Ce pari est-il encore réaliste, après les milliers de mort, les dizaines de milliers de mutilés à vie, les destructions systématiques et l’humiliation permanente ? La logique coloniale et la haine qu’elle engendre ne sont-elles pas parvenues à vaincre le bon sens ? Peut-être. Mais pourtant nous n’avons d’autre choix que de maintenir le pari, car c’est l’unique alternative au choix de la barbarie. »
Patrick Chemla, 17 mai 2025
1 Philia : « dans la langue grecque, désigne à la fois la charge d’affect, la reconnaissance et la responsabilité qui s’engage entre deux sujets ou entre les membres d’une communauté qui sont en situation de partager un monde, le monde qu’ils construisent ensemble par l’effet de leurs relations » MJ Mondzain, Accueillir : Venu(e) d’un ventre ou d’un pays.
2 Instituer les mondes/ pour une cosmopoltique des communs