TEXTE : "Quelle démocratie ?", par Pierre DARDOT, à l'occasion des XVIIèmes Rencontres de la Criée 2021

 

Quelle démocratie ?

Pierre DARDOT

XVIIèmes Rencontres de La Criée (1er et 2 octobre 2021)

Le titre « Quelle démocratie ? » s’est imposé à moi, il y a plus d’un an et demi, mais sans que je sache alors très bien le sens que j’entendais lui donner. C’est seulement en préparant cette intervention il y a quelques semaines que j’ai pris conscience du problème que me posait cette formulation. Car quelque chose me laissait, et me laisse toujours, insatisfait dans la manière dont Castoriadis pose cette question en la retenant pour titre de son intervention au Colloque de Cerisy le 5 juillet 1990. L’accent mis sur le « Quelle » renvoie explicitement au contexte des années 1989-1990 où commentateurs et essayistes sont prompts à célébrer la marche irrésistible de la « démocratie » à travers le monde au lendemain de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du communisme dans l’Europe de l’Est. Lorsqu’il soulève cette question : « Quelle démocratie ? », Castoriadis demande en fait « Quelle démocratie célèbre-t-on aujourd’hui ? » A cette question il répond : non pas le pouvoir du peuple, qui est aujourd’hui introuvable, mais un régime d’« oligarchie libérale » vanté sous le nom de « démocratie représentative ». Comme il le dira explicitement dans la discussion de cette intervention : « La démocratie représentative s’oppose à la démocratie directe. »1 Ce qui est en question c’est donc une opposition entre deux régimes politiques et non une différenciation à l’intérieur d’un genre commun, lequel serait celui de « démocratie » pris indéterminément. A ses yeux, « la "démocratie" actuelle est tout ce que l’on veut sauf une démocratie », car la sphère publique y est la propriété de l’oligarchie politique2. A l’inverse, la démocratie directe est la seule véritable démocratie : la démocratie est en effet le régime de l’auto-limitation ou le régime de l’auto-nomie, ou le régime de l’auto-institution, ces trois termes étant ici strictement synonymes. C’est le préfixe « auto- » qui assure cette synonymie en signifiant un rapport à soi-même, ici un rapport du peuple à lui-même. Le plus important me paraît être ici cette entente immédiate de la démocratie comme régime politique. Selon elle la démocratie directe serait un régime politique que tout opposerait à cet autre régime qu’est la démocratie représentative. Cette entente est pour lui si décisive qu’il affirmera en 1995 que la démocratie comme « régime » est irréductible à la démocratie comme « procédure ». Certes, argumente-t-il alors, les procédures ont leur importance propre en démocratie, mais toute conception purement procédurale de la démocratie trahit une crise de l’imaginaire des fins collectives et méconnaît gravement l’essence de la démocratie 3.

Quoiqu’il en soit du contexte intellectuel et politique dans lequel ce jugement a été formulé, je me propose ici de discuter cette primauté de la démocratie comme régime, présentée par Castoriadis comme une donnée fondamentale, pour affirmer la priorité de la démocratie comme pratique sur la démocratie comme régime : c’est la démocratie comme pratique qui rend possible la démocratie comme régime et non l’inverse, de même que c’est à partir de la démocratie comme pratique que l’on peut juger ou décider de la réalité de la démocratie comme régime. A méconnaître cette primauté on ne peut que se fourvoyer sur la démocratie comme régime et sur le rapport entre la démocratie directe et la démocratie représentative. Mon intention est de déplacer les termes de la question énoncée par Castoriadis : non pas « Quelle est la démocratie dont parlent ceux qui célèbrent son triomphe ? » (D’autant que les partisans de la démocratie représentative ont aujourd’hui le triomphe moins facile qu’en 1989), mais plutôt « Pour quelle démocratie vaut-il la peine de combattre ? », « Pour la démocratie directe ou pour une autre démocratie ? »

« Démocratie directe » versus « démocratie représentative »

Dans une conférence prononcée à New York en 1982 et publiée en anglais en 1983 : « La polis grecque et la création de la démocratie », Castoriadis affirme que le régime athénien où l’Assemblée (ecclêsia), assistée par le Conseil (boulê), légifère et gouverne est le régime de la « démocratie directe ». Il construit systématiquement l’opposition entre deux types de démocratie en privilégiant trois aspects de la démocratie directe qu’il oppose terme à terme aux aspects correspondants de la « démocratie représentative ».4

1/ Le peuple par opposition aux « représentants »

La démocratie directe est fondée sur la participation de tous les citoyens concernés à la délibération et à la prise de décision. En ce sens la démocratie directe est foncièrement participative. A l’opposé, la représentation implique que les citoyens concernés par une question soient représentés par un petit nombre de personnes qui détiennent le monopole de la délibération et de la décision : les représentants délibèrent et décident à la place des représentés, lesquels ne délibèrent et décident que pour choisir leurs représentants par l’élection. Comme Castoriadis le note à la suite d’Aristote, l’élection des magistrats est l’élément proprement aristocratique du régime politique athénien, en aucun cas un élément démocratique. Mais ce qui n’était dans la démocratie directe qu’un élément a pris depuis les proportions d’un principe fondateur. C’est toute une mystique de la représentation dont Sieyès a donné la formulation la plus claire à l’époque de la Révolution française. Selon lui, l’élection du représentant a pour vertu de détacher les représentants de leur lien aux intérêts particuliers de leurs électeurs pour faire de chacun d’eux le dépositaire de la volonté de la « nation tout entière », selon une logique qui, selon Castoriadis, n’a rien à envier au mystère de l’Eucharistie. Certes, en régime de démocratie directe, le pouvoir du peuple est également le pouvoir de désigner les magistrats, soit par tirage au sort, soit par élection, mais ces magistrats, qui exercent des fonctions de gouvernement, ne sont pas pour autant des représentants. Ils sont proprement des délégués tenus à la reddition des comptes et par conséquent révocables, par opposition aux représentants à qui on accorde un mandat irrévocable pour une période de plusieurs années. En ce dernier cas, « la collectivité ne décide plus, elle ne se gouverne plus, elle décide seulement de qui va décider »5.

2/ Le peuple par opposition aux « experts »

Selon le principe de la démocratie directe, les experts ont toute leur place mais seulement pour autant que leur avis sur une question donnée est susceptible d’éclairer le peuple de l’Assemblée et de l’aider à prendre des décisions collectives qu’il lui appartient seul de prendre. En d’autres termes, il n’y a pas ni ne saurait y avoir d’expert politique. L’idée dominante selon laquelle il y aurait des experts en politique, soit des « spécialistes de l’universel », foule aux pieds le principe même de la démocratie en justifiant le pouvoir des hommes politiques par la prétendue expertise qu’ils seraient les seuls à posséder et en réduisant le peuple, par définition inexpert, à donner périodiquement son avis sur ces soi-disant experts. A l’inverse, les Athéniens prendront volontiers l’avis d’un architecte, quand il s’agit pour la cité de construire les édifices, ou d’un constructeur de navires, quand il s’agit pour elle construire des navires dans les chantiers navals, mais ils se garderont bien de reconnaître à ces experts dans leur domaine propre une supériorité politique sur l’Assemblée du peuple. De la même manière, telle ou telle charge requiert une compétence particulière qui relève d’une technique propre, comme celle de stratège qui renvoie à un savoir spécifique relatif à la conduite de la guerre, raison pour laquelle précisément les stratèges étaient élus et non tirés au sort.

3/ La Communauté par opposition à l’« Etat »

La polis grecque n’est pas un Etat au sens moderne du terme et d’ailleurs le terme même d’« Etat » n’existe pas en grec ancien. On ne peut même pas parler en toute rigueur de la Constitution au sens où nous parlons aujourd’hui de la Constitution d’un Etat, c’est-à-dire d’un document fondateur qui serait un peu la norme de toutes les normes, qui définirait des clauses strictes en ce qui concerne sa révision et fixerait le rapport des différents pouvoirs de l’Etat ainsi que les droits et les devoirs fondamentaux des citoyens. De même la distinction entre la « Constitution » et la « loi » n’existe pas. Le terme de politeia, précise Castoriadis, « désigne à la fois l’institution/ constitution politique et la manière dont le peuple s’occupe des affaires communes »6. Certes la communauté politique des citoyens ne se confond pas avec la réalité immédiate des Athéniens existant en chair et en os tels qu’ils sont rassemblés en un lieu donné tel ou tel jour. Mais cette distinction entre les Athéniens vivant et respirant et le corps des citoyens n’a rien à voir avec l’existence d’un Etat ou d’un appareil d’Etat séparé du corps des citoyens. Il existe bien une administration, dont l’importance est grande aux IVe et Ve siècles, mais elle n’a aucune fonction politique. En effet, la « bureaucratie permanente » est confiée non à des citoyens, mais à des esclaves accomplissant des tâches d’exécution jusqu’aux échelons les plus élevés (police, conservation des archives publiques, gestion des finances publiques, etc.).

Si l’on résume, la démocratie directe se caractérise par le contrôle des magistrats par le peuple, la subordination des experts au peuple et l’absence d’un appareil d’Etat séparé de la communauté des citoyens. On voit qu’ici l’expression de « démocratie directe » ne signifie nullement un régime dans lequel le peuple déciderait de tout à tout instant. Castoriadis prend d’ailleurs bien soin de rappeler que Rousseau lui-même soutenait que, « dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable Démocratie et il n’en existera jamais » et qu’un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes, mais seulement à « un peuple de Dieux ». Il est en effet caractérisé par l’identité du « souverain » et du « prince », c’est-à-dire par la confusion du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif : en l’absence de gouvernants distincts du peuple, ce dernier ferait les lois et les exécuterait directement7. Le reproche fondamental que Castoriadis fait à la démocratie représentative n’est pas qu’elle implique des gouvernants distincts du reste du peuple, mais qu’« elle détruit la participation »8, ce qui est tout à fait différent. Dans son esprit, l’exigence de l’ « autogouvernement » implique cette participation aux affaires publiques qui, seule, rend possible le contrôle direct des gouvernants par les citoyens. Pour lui, démocratie directe ne peut que signifier démocratie participative. Mais cette implication va-t-elle aujourd’hui de soi ?

Une démocratie « directe » sans délibération ?

Toute la difficulté est de savoir comment on doit entendre « directe » dans « démocratie directe ». Dans cette expression, « directe » s’oppose à « indirecte » : la démocratie représentative sera donc dite « indirecte » en ce qu’elle présuppose que le peuple ne prend part aux décisions que « par l’intermédiaire » des représentants qu’il se donne par l’élection. C’est bien ainsi que l’opposition entre ces deux types de démocratie est comprise par Benjamin Constant dans son fameux texte sur De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819). Dans ce contexte, « directe » veut dire avant tout non-représentatif, c’est-à-dire fondé sur la liberté politique comprise positivement comme participation de tous les citoyens à l’exercice du pouvoir. La démocratie représentative présuppose à l’inverse l’indépendance privée de l’individu trop occupé à ses jouissances pour prendre directement part au pouvoir politique. Castoriadis hérite de cette opposition en ce sens qu’il entend par « directe » la participation de tous les citoyens aux affaires publiques, tout à l’opposé de la démocratie représentative.

Mais « directe » peut aussi bien prendre la signification d’« immédiate » : dès lors que l’on supprime la médiation des représentants, on aura affaire à une démocratie im-médiate de sorte que la démocratie directe s’identifiera elle-même à une démocratie immédiate. La démocratie n’est jamais aussi directe que lorsque tout le peuple est légitimement assemblé en un même lieu et cette présence immédiate du peuple à lui-même définirait la démocratie directe par opposition à la démocratie représentative qui présuppose son absence. Comme le dit Rousseau, « où se trouve le Représenté, il n’y a plus de Représentant »9. Si la seule présence du représenté met fin à celle du représentant, inversement, la présence du représentant implique l’absence du représenté. Cependant, comme nous l’avons indiqué plus haut, si le peuple ne peut être représenté dans le pouvoir législatif, il peut et doit l’être dans le pouvoir exécutif. Mais en quoi consiste le pouvoir législatif ici présenté comme le pouvoir souverain ? En fait, ce pouvoir se réduit à voter les lois élaborées par d’autres, et non à délibérer au sujet des lois de manière à en élaborer collectivement le contenu. « Délibérer, opiner, voter », telle est la séquence énoncée par Rousseau. Certes, on fera valoir qu’opiner c’est donner son avis et que voter c’est décider, mais cette décision est coupée de toute délibération puisque ce dernier pouvoir est expressément réservé par Rousseau aux seuls membres du gouvernement : selon lui, il faut distinguer « le simple droit de voter dans tout acte de souveraineté », « droit que rien ne peut ôter aux Citoyens », de « celui d’opiner, de proposer, de diviser, de discuter, que le Gouvernement a toujours grand soin de ne laisser qu’à ses membres »10. Le peuple ne délibère pas, il n’opine pas, il ne fait que décider par son vote. A l’examen, la démocratie du peuple immédiatement présent à lui-même se révèle être une démocratie non délibérative.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, un Carl Schmitt n’a pas hésité, avant son ralliement au nazisme, à se réclamer de Rousseau pour penser ce qu’il appelle significativement la « démocratie directe, plébiscitaire, non représentative ». En 1923, peu après la marche sur Rome de Mussolini, il n’a pas hésité à vanter les mérites de la « démocratie immédiate » dans laquelle la volonté du peuple peut s’exprimer par acclamation (acclamatio), par sa présence allant de soi et non contestée, et par un processus démocratique encore meilleur » que celui de l’enregistrement des scrutins secrets dans les régimes parlementaires, si bien que « les méthodes dictatoriales et césaristes peuvent non seulement être portées par l’acclamatio du peuple mais encore être des expressions immédiates de la substance et de l’énergie démocratiques.11» En 1932, quelques mois avant la prise du pouvoir par Hitler, Schmitt se réfère de nouveau au « système plébiscitaire de la démocratie directe ». Il distingue deux types de référendum prévus dans la Constitution de Weimar : le référendum de type législatif-parlementaire, d’une part, le référendum d’initiative populaire, de l’autre. Ces deux types de référendum relèvent à ses yeux de deux logiques très différentes : la logique intrinsèque d’un système parlementaire de représentation n’est pas la même que « celle, plébiscitaire-démocratique, du peuple souverain directement présent, identique à lui-même »12. On voit que la présence directe et l’identité à soi-même du peuple caractérisent le système de la démocratie directe. Mais s’agit-il d’une présence physique dans un même lieu, comme lorsque le peuple assemblé se prononce sur des questions qui relèvent des affaires communes ? De toute évidence non. La présence ne doit pas ici s’entendre en un sens physique, comme lorsque le peuple s’assemble en un même lieu. Pourtant elle est une présence « directe » dans la mesure où le peuple lui-même, et non ses représentants, prend une décision collective par voie de plébiscite. On voit qu’ici aussi, la présence directe non seulement n’implique pas, mais exclut la délibération collective. S’attachant à définir la « légalité plébiscitaire-démocratique » en tant que type de justification de l’Etat, Carl Schmitt est sur ce point tout à fait formel : « Le peuple ne peut que dire "oui" ou "non". Il ne peut pas conseiller, délibérer ou discuter ; il ne peut gouverner ni administrer ; il ne peut pas non plus édicter de normes, mais seulement sanctionner par son "oui" un projet de loi qui lui est soumis. Surtout, il ne peut pas poser de question, mais seulement répondre par "oui" ou "non" à une question qui lui a été posée. 13»

En raison de cette dissociation entre immédiateté de la présence et délibération collective, la valorisation de la « démocratie directe » peut s’avérer particulièrement équivoque. Notre vocabulaire politique porte aujourd’hui encore la marque de cette équivoque. Tout semble se passer comme si la démocratie directe n’était pas en elle-même délibérative et comme si cette dernière qualité devait lui être ajoutée de l’extérieur en manière de complément non nécessaire. Ainsi, se référant à l’exemple de la Convention constitutionnelle irlandaise (1/3 de députés, 2/3 de citoyens tirés au sort), la députée du Parlement de Bruxelles Magali Plovie met à juste titre l’accent sur la nécessité de combiner la démocratie « délibérative » et la démocratie « directe ». Mais cette insistance ne se comprend que si l’on présuppose une dissociation entre les deux : car si la première consiste en un échange d’arguments, la seconde consiste en une consultation de l’ensemble de la population par voie référendaire. Cette distinction emprunte aux théoriciens contemporains de la démocratie délibérative qui distinguent le « maxi public », ainsi nommé parce qu’il est constitué de l’ensemble de la population, du « mini public », ainsi nommé parce qu’il est composé uniquement des citoyens tirés au sort, de sorte qu’à la limite, la démocratie délibérative, restreinte au « mini public », pourrait se dispenser d’en appeler au jugement du « maxi public » à travers une consultation directe14. Dans cette optique, l’expression de « démocratie directe » est prise en un sens qui n’a plus grand-chose à voir avec le sens retenu par Castoriadis à propos de la démocratie athénienne : la démocratie directe se réduit ici à la consultation par voie référendaire de la totalité des citoyens, à l’exclusion du processus de délibération lui-même15, si bien que la démocratie directe n’est pas délibérative du tout et que la démocratie délibérative n’est pas directe et ne peut pas l’être.

La véritable démocratie est délibérative et conflictuelle

Pour dissiper toute confusion, il faut revenir à ce qui fait la singularité de la démocratie « directe » dans le régime d’assemblée qui est celui de la démocratie athénienne. Il y est entendu que le citoyen est celui qui « participe » au pouvoir. Mais de quel pouvoir s’agit-il ? Selon Aristote, il y trois parties dans la constitution d’une cité : le délibératif, le pouvoir de gouvernement et le judiciaire. Le cœur de ce régime réside dans le processus de la délibération au point que l’on a pu dire à juste titre que cette démocratie était foncièrement délibérative. En vérité, elle n’est participative que pour autant qu’elle est délibérative. Cette centralité du délibératif n’est pas toujours suffisamment reconnue par les partisans de ce régime politique qui parlent du pouvoir de légiférer et de gouverner qu’y exerce l’Assemblée mais sans montrer que ce pouvoir consiste essentiellement en un pouvoir de délibérer collectivement. Les magistrats eux aussi délibèrent, de même que les tribunaux, mais le délibératif est cette partie du pouvoir qui revient spécifiquement à l’Assemblée du peuple. La délibération a alors pour objet « les affaires communes », et c’est cet objet spécifique qui fait la différence avec la délibération pratiquée par les magistrats et les juges : délibérer en commun des affaires communes et décider des affaires les plus importantes, voilà en quoi consiste l’activité de l’instance suprême de la cité. Le Conseil constitue quant à lui la plus haute des magistratures, en ce qu’il rend possible l’exercice de la suprématie délibérative (en la convoquant et en la présidant), en prépare les décisions et en contrôle l’application, mais il ne peut se substituer à l’instance suprême.

Quelle est la nature de cette activité de codélibération propre à l’instance suprême ? Au chapitre 11 du Livre III des Politiques, Aristote argumente en faveur de la suprématie de la masse. Il fait valoir que de nombreux individus, dont aucun n’est un homme vertueux, peuvent, lorsqu’ils s’assemblent, être meilleurs que le petit nombre de gens vertueux, meilleurs « non pas individuellement mais collectivement, comme les repas collectifs sont meilleurs que ceux qui sont organisés par une seule personne ». Plus loin dans le même Livre, une remarque précise : « Comme un festin payé collectivement est meilleur que celui offert par une seule et même personne, pour cette raison aussi une masse nombreuse décide mieux que n’importe quel individu. 16» L’analogie signifie par conséquent que c’est la façon dont les contributions des différents individus aux frais du festin se cumulent qui fait la supériorité du repas collectif. C’est là l’argument de « l’excellence collective par composition », très différent de ceux qui justifient le pouvoir de la majorité à l’époque moderne : ce n’est pas le nombre qui fait en lui-même la différence, c’est la qualité de la masse réunie qui rend possible cette supériorité du jugement collectif formé par la composition des jugements des différents individus. Car, au sein d’un grand nombre, chacun possède une part d’excellence et de prudence de telle sorte que les qualités éthiques et intellectuelles des individus en viennent à se composer et leurs défauts à se neutraliser. Cette composition présuppose donc que chaque individu puisse contribuer au festin par ses qualités propres et cette seule condition, de toute évidence décisive, ne va nullement de soi.

Il convient d’ajouter que cette supériorité de la masse des citoyens est expressément limitée par Aristote à des pouvoirs qui sont exercés collectivement, à savoir les pouvoirs de délibérer et de juger exercés par l’assemblée et les tribunaux. Le choix des magistrats et la vérification de leurs comptes font partie de ces pouvoirs collectifs. Il ne peut donc être question de permettre à n’importe quel individu d’accéder aux magistratures individuelles (celle de stratège ou de trésorier, par exemple, qui sont pourvues par élection en raison des compétences techniques qu’elles supposent). A l’objection selon laquelle le choix des magistrats est affaire de spécialistes (seul le médecin est apte à choisir d’autres médecins, seul le pilote est apte à choisir d’autres pilotes, etc.), on répond par un argument qui étend l’argument de l’excellence collective par composition au choix des spécialistes : même si le magistrat est individuellement supérieur à chaque membre de la masse, la masse prise collectivement sera meilleur juge que le spécialiste, y compris lorsqu’il s’agira de choisir des spécialistes.

Ce qui ressort de toutes ces considérations, c’est la fonction politique irremplaçable de la délibération collective : contrairement à ce qu’il en va chez Rousseau, dont l’idéal est l’unanimité qui serait obtenue si toutes les volontés individuelles étaient raisonnables, ce qui importe avant tout ici, c’est la formation du jugement dans le processus de la délibération collective. Il faut ici rappeler que « délibérer » ne vient pas de « liberare », « libérer », contrairement à ce que pensait Hobbes, mais bien de « librare » qui signifie « peser » : délibérer c’est peser le pour et le contre. C’est en effet en pesant le pour et le contre que le jugement de chaque citoyen se forme et compose avec les jugements des autres citoyens. Dans l’atelier auquel j’ai participé hier, on a justement insisté la formation d’une « intelligence commune » à travers l’exercice de la « fonction délibérative », ce qui présuppose bien évidemment qu’on ne sache pas par avance ce qui va sortir de la délibération. C’est pourquoi tout décision de restreindre par avance le champ du délibérable, par exemple en soustrayant l’orientation de la politique économique à la délibération publique, porte gravement atteinte à la démocratie. En somme, la vraie démocratie est délibérative, elle n’est pas plébiscitaire, ni référendaire, ni représentative, mais elle consiste avant tout dans la pratique de l’autogouvernement collectif qui requiert l’élargissement de la délibération et de la décision au plus grand nombre, c’est-à-dire à tous ceux qui sont directement concernés par la décision à prendre. Aussi n’est-elle jamais « immédiate », mais toujours « médiatisée » à travers des pratiques qui soutiennent et/ou altèrent des institutions.

Elargir les espaces de délibération, conquérir de nouveaux espaces de délibération

Comment lutter pour la démocratie ainsi entendue dans les conditions qui nous sont aujourd’hui imposées ? Il faut multiplier les médiations, c’est-à-dire les espaces de délibération, à tous les niveaux, car c’est là la condition de toute éducation à la démocratie (ce que les Grecs nommaient paideia) et cette éducation ne peut attendre la mise en place de la démocratie comme régime, elle commence dès maintenant. Elle peut prendre différentes formes que l’on peut esquisser à partir de certaines expériences.

1/ Multiplier les contre-pouvoirs pour subvertir la logique de la représentation

La démocratie « sanitaire » instituée est représentative. Elle répartit les individus dans des catégories et impose une représentation conforme à ce découpage. La partition entre professionnels et non-professionnels est l’une d’entre elles. La catégorie d’usagers est définie négativement : en relèvent tous ceux qui ne sont pas des professionnels (médecins, infirmiers, etc.). Dans certains hôpitaux publics, les commissions d’usagers (CDU) ménage une place aux représentants des familles et des patients. Cependant, dans beaucoup d’instances de ce type, les représentants des familles siègent à la place des patients, de telle sorte que ces représentants sont censés représenter à la fois les familles et les patients17. Une telle substitution instaure une représentation confisquée (les représentants des familles sont les représentants de tous les usagers) qui est dangereuse quand on sait à quel point les positions des familles et des patients peuvent diverger, voire entrer en conflit18. Or la démocratie exige que l’on ménage et préserve la possibilité d’un conflit, non pas parce qu’il faudrait rechercher à tout moment le conflit pour lui-même, mais parce que la véritable délibération, comme pesée du pour et du contre, doit assumer par avance le risque d’un conflit entre les codélibérants.

Plus généralement, il convient de redonner tout son sens, éminemment positif, à la notion d’« usager » : l’usager est le destinataire d’une institution ou d’un service. Dans sa réponse à l’objection de la supériorité du spécialiste dans le choix d’un spécialiste, Aristote déploie un second argument, outre celui de l’excellence produite par composition des jugements évoqué plus haut. Il met en évidence la supériorité du jugement de l’usager sur celui du fabricant : ainsi celui qui s’en sert en juge mieux d’une maison que le fabricant qui l’a construite, et qui est pourtant un spécialiste, parce que l’usager juge de la destination ou de la fin pour laquelle la maison a été construite. C’est précisément le cas en matière de politique. Les citoyens qui sont les « usagers de la cité », sont meilleurs juges de la fin commune de la cité que les magistrats qui sont chargés de la mettre en œuvre. Ils sont donc parfaitement fondés à désigner et à contrôler les magistrats. Mais cet argument vaut également de la médecine, contrairement à la thèse « technocratique » soutenue par Platon : le malade jugera mieux la thérapeutique que le médecin lui-même19 parce que la médecine est faite pour le malade, tout comme la maison est faite pour l’habitant. Cela vaut a fortiori de la relation entre le patient et le psychiatre : le patient est ici l’usager et, en tant que tel, il est meilleur juge que lui des soins prodigués par le médecin. De plus, si l’on considère que les institutions de soin doivent être centrées sur le patient, sur chaque patient pris en tant qu’individu, il en découle que le patient ne peut se faire représenter par sa famille ou ses proches : il est l’usager, non seulement au sens négatif du non professionnel (ce qui est vrai aussi des familles), mais au sens positif du destinataire de l’institution, car en droit cette dernière est faite pour lui.

2/ L’institution des commissions délibératives par les Parlements de Bruxelles

A l’initiative de Magalie Plovie, le texte relatif à la mise en place de commissions délibératives a été adopté en 2019 et le règlement complet a été adopté par la majorité des parlementaires après plusieurs mois de travail en juillet 2020. L’objectif est d’intégrer les commissions délibératives dans le règlement des Parlements (Parlement de la Région de Bruxelles Capitale et Parlement francophone bruxellois) de manière à faire de la démocratie participative la norme et non un processus ponctuel sans lendemain, voué à céder très vite la place à la logique de la représentation. A terme, il s’agit d’élargir la participation à ces commissions au plus grand nombre, y compris au-delà des seuls résidents, aux sans-papiers et aux sans-abris. D’ores et déjà des « congés de citoyenneté » sont à l’étude pour permettre la tenue de ces commissions pendant la semaine en garantissant le versement de l’intégralité du salaire ou le maintien des allocations sociales.

Les députés belges sont allés au-delà de la Convention constitutionnelle irlandaise pour la proportion entre les députés et les citoyens tirés au sort (1/4 de députés pour 3/4 de citoyens), tout en retenant également l’option référendaire (les propositions adoptées sont soumises au vote de l’ensemble des citoyens concernés au-delà du périmètre de la Commission elle-même). C’est ainsi que, pour chaque thématique régionale retenue, 15 députés se réunissent à 45 citoyens tirés au sort pendant toute la durée des travaux de la commission.

Un obstacle de taille s’est d’emblée présenté au début de tout ce processus : la Constitution belge, qui instaure un régime de démocratie représentative, interdit de reconnaître une égalité de pouvoir entre les députés et les citoyens tirés au sort, ces derniers n’ayant de voix que consultative. C’est d’ailleurs pour son inconstitutionnalité que le texte prévoyant de telles commissions avait été une première fois rejeté en 2017. Comment dans ces conditions obliger ceux qui ont le pouvoir de décision à tenir compte des conclusions des commissions délibératives ? Il est prévu dans le règlement adopté en 2020 que la délibération de chaque commission doit mener à l’adoption de recommandations qui obligent les parlementaires et le gouvernement à un suivi dans les six mois et à une reddition de comptes auprès des citoyens tirés au sort ayant participé à la délibération, de manière à empêcher ce qui s’est passé avec la Convention pour le climat en France. Cela signifie que les Parlements s’engagent par avance au respect des recommandations émises par la commission délibérative. La voie ouverte est ici celle d’une réinstitution du Parlement en vue d’un « système de codécision ».20

3/ La voie de la refondation par la Convention constituante chilienne

Le 4 juillet 2021 s’ouvrit la Convention constituante chargée d’écrire une nouvelle Constitution pour le Chili qui viendra remplacer la Constitution de 1980 élaborée et promulguée sous la dictature de Pinochet. Loin de conclure un paisible calendrier électoral au déroulement sans surprise, la réunion de cette Assemblée constituante est en elle-même un fait remarquable, unique dans toute l’histoire politique du Chili : à la différence des précédentes, elle fut en effet imposée par un mouvement massif des citoyens commencé dans la rue le 18 octobre 2019, avec les émeutes qui éclatent à Santiago en raison de la hausse du ticket de métro, et prolongé par la suite sur le terrain électoral avec le référendum du 25 Octobre 2020. Car c’est lors de ce référendum que fut décidée la convocation d’une Convention Constituante issue de délégués tous directement élus par le peuple et rejetée l’idée d’une Convention mixte composée pour moitié de représentants des partis. Les délégués constituants furent finalement élus les 15 et 16 mai 2021 et se réunirent pour la première fois le 4 juillet dernier, soit plus d’un an et demi après ce que l’on a coutume d’appeler le « Réveil d’octobre » (18 octobre 2019).

Il faut souligner que c’est un mouvement dirigé contre l’institué existant qui a rendu possible la convocation de cette Convention. Quelle est la portée de ce mouvement ? Il s’agit d’une véritable révolution populaire issue d’en bas, sans chefs et sans leaders, qui s’est accompagnée de la création d’institutions d’auto-gouvernement (les cabildos ou assemblées de quartier convoquées par les citoyens eux-mêmes) et qui est parvenue à faire échec à toutes les tentatives du gouvernement et des partis traditionnels pour la dévoyer et la canaliser. Par « révolution », il faut ici entendre, non un putsch ou un coup d’Etat préparé par un parti, mais la mise en question radicale de la totalité de l’institué par la société elle-même, soit la réinstitution de la société par la société elle-même. En ce sens, la révolution chilienne peut être vue comme le moment où le « pouvoir explicite » est exercé collectivement par la société avant de s’exprimer sous la forme des délibérations de la Constituante. Elle est « l’activité collective explicite (…) se donnant pour objet l’institution de la société comme telle » et donc, « la venue au jour de l’instituant en personne », pour reprendre l’expression de Castoriadis21.

L’essentiel est que la pratique de la délibération collective ait fini par créer un nouvel ethos qui va bien au-delà des rapports les listes entre lesquelles se répartissent les constituants. Ainsi, l’interprétation de la parité qui a fini par prévaloir va au-delà de l’égalité numérique des genres dans tous les organes de la Convention Constituante (bureau, commissions, etc.), puisqu’elle fixe une limite à la présence des hommes (50% maximum) et non à celle des femmes. La Liste Du Peuple (LLDP), liste de gauche non partidaire, a fini par éclater en raison de désaccords entre ses membres et des divisions se sont fait jour à l’intérieur des représentants des peuples autochtones. Ces divisions et ces conflits, loin d’être des à-côtés regrettables, font partie des effets non recherchés qui sont pourtant produits par la délibération collective.

Mais le plus remarquable est sans conteste dans les rapports nouveaux que la Convention Constituante entend établir avec tous les citoyens du Chili. Tout à l’opposé de la junte militaire de 1973, elle entend exercer un pouvoir constituant non souverain. Elle installe dès maintenant une « manière d’être plurielle », « démocratique » et « participative » jusque dans la conduite de ses débats. La présidente Elisa Loncón l’a d’emblée indiqué : la présidence sera tournante et collective afin de donner de l’espace à tous les secteurs de la société représentés dans la Convention et d’étendre la participation jusqu’au coin le plus reculé du Chili. Durant les travaux de la Convention les mouvements sociaux continuent de faire pression sur les constituants pour qu’ils adoptent les propositions qu’ils ont portées. C’est précisément en quoi la Convention ouverte le 4 juillet, par sa seule existence, par son mode de fonctionnement, par ses actes, et aussi par ses conflits internes, accomplit déjà une refondation du Chili. Il ne lui appartient pas d’adopter une nouvelle Constitution mais seulement de l’écrire en associant le plus grand nombre de citoyens à son élaboration. Mais par elle, grâce à tous ceux qui ont manifesté et voté depuis octobre 2019 pour imposer sa convocation, le Chili est bien en train d’ouvrir une voie originale, celle de la démocratie comme manière d’être et comme pratique de participation. C’est précisément en cela que réside la primauté de la démocratie comme pratique sur la démocratie comme régime.

A la lumière de ces expériences, on voit que l’alternative simplificatrice de la « démocratie directe » et de la « démocratie représentative » mérite d’être reformulée. La démocratie doit résister aux prestiges trompeurs de l’immédiateté : ce sont les médiations qui font la démocratie. L’exigence de l’immédiateté est aux antipodes de la vraie démocratie en ce qu’elle fait obstacle à la pratique de la délibération collective. La démocratie immédiate est une démocratie falsifiée22. A sa manière, qui est différente, la démocratie représentative est également une démocratie falsifiée. L’alternative est « démocratie délibérative ou démocratie falsifiée ».

1 Quelle démocratie ? tome 2, Editions du Sandre, 2013, p. 436.

2 Ibid., p. 404.

3 Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme régime », op. cit., p. 487-510. Pareille conception procédurale fut soutenue au début des années 1990 par des penseurs, comme John Rawls ou Jürgen Habermas, qui considéraient qu’un régime politique ne pouvait présupposer une adhésion à des fins communes : les fins sont diverses, mais indépendamment des fins, sur lesquelles les individus divergent nécessairement, ce qui ferait la démocratie, ce serait l’accord sur les procédures.

4 Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, 1986, p. 360 sq.

5 Castoriadis, « Experts et citoyens », in Quelle démocratie ? tome 2, p. 242.

6 Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », op. cit., p. 363.

7 Rousseau, Du contrat social, GF Flammarion, 2001, p. 106-107.

8 Ibid., p. 243.

9 Rousseau, op.cit., p. 132.

10 Ibid., p. 145 (nous soulignons).

11 Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, Le Seuil, 1988, p.115.

12 Carl Schmitt, Légalité et légitimité, Presses de l’Université de Montréal, 2016, p.48.

13 Ibid., p. 68-69.

14 Magali Plovie, « Comment la démocratie délibérative renforce le principe du commun ? », in L’écologie en communs, éditions étopia, 2021, p. 138-140.

15 C’est bien pourquoi Castoriadis prend soin de définir le principe de la démocratie directe de telle sorte qu’il intègre la délibération collective comme un moment constitutif : « toutes les décisions affectant principalement les populations d’un certain niveau devraient être prises par vote direct, après information et délibération, des populations intéressées. » (Quelle démocratie ? tome 2, op. cit., p. 472, nous soulignons).

16 Aristote, Les Politiques, 1993, p. 241.

17Cf Mathieu Bellahsen, Lettre ouverte à la présidente nationale de l’UNAFAM, Blog Mediapart, 26 septembre 2020

https://blogs.mediapart.fr/mathieu-bellahsen/blog/260921/lettre-ouverte-la-presidente-nationale-de-lunafam

18 Cf. Mathieu Bellahsen Rachel Knaebel, La révolte de la psychiatrie, La Découverte, 2020, p. 194.

19 Pierre Aubenque, Problèmes aristotéliciens Philosophie pratique, Vrin, 2011, p. 165.

20 Magali Plovie, op. cit., p. 143.

21 Castoriadis, Le monde morcelé Les carrefours du labyrinthe-3, Points Seuil, 2000, p. 156.

22 J’emprunte l’expression à Mathieu Bellahsen : elle a le mérite d’énoncer explicitement l’opération par laquelle la démocratie est faussée sans donner à entendre que le faux serait donné naturellement, fût-ce sous la forme d’une « forme de démocratie » différente de la démocratie participative et délibérative.