"Le dur désir de durer", par Patrick Chemla


Texte de Patrick Chemla proposé pour la conférence Zoom organisée par Camille Veit, maître de conférence à l'Université de Rennes 2, le 25/02/2021.

Le dur désir de durer


Ce titre emprunté à Eluard (Derniers poèmes d’amour), me trotte dans la tête depuis longtemps, à un moment où je me préoccupais déjà de tenir sur la durée. J’observais avec étonnement et un peu d’envie, Jean Oury qui paraissait éternellement jeune dans son désir, et qui tenait son cap depuis des décennies. Alors que des générations de psy l’avaient en quelque sorte accompagné dans sa tentative exigeante à la clinique de la Borde. Puis s’étaient éloignées pour suivre leur propre chemin dans des temporalités singulières. Il y avait sans doute quelques disputes théoriques sous-jacentes, mais certains me confiaient leur difficulté de tenir à un tel rythme sur la durée : « Au jour le jour, à la nuit la nuit » comme Oury aimait à le répéter. A vrai dire, je lui avais posé la question la première fois où je l’avais invité à Reims pour des rencontres de la Criée. Danièle Roulot était avec lui attestant qu’il dormait 4 h par nuit, et enchainait conférences, séminaires et colloques en plus d’un travail clinique intensif. Il l’aura d’ailleurs fait jusqu’à son dernier souffle, annulant son intervention à Reims à la veille de sa mort…
 
Manifestement la PI (psychothérapie institutionnelle) était pour lui le lieu d’une passion travaillée, et il avait même forgé l’expression « passion-travail », qu’il mettait en place de concept. 
 
Au-delà des particularités de l’homme, de son génie propre, je crois que nous nous heurtons à plusieurs difficultés qui n’ont pas grand-chose à voir avec le savoir. En premier lieu l’énigme du désir inconscient par nature insaisissable, échappant à tout volontarisme surmoïque. « Qu’est-ce que je fous là » était son leitmotiv, répondant du « Che Vuoi ? » lacanien. On remarquera au passage cette formulation différente engageant le lieu et l’acte, les actes posés par le thérapeute dans une traversée infinie. Un topos, ou plutôt un espace de possibilisation, concept qu’il empruntait à Maldiney.
 
En avançant ces quelques concepts et  souvenirs fragmentaires je commence à déplier la formulation d’Hermann Simon : « soigner l’hôpital pour qu’il devienne soignant » que vous avez mise en exergue de votre séminaire. Jacques Tosquellas dans le livre qu’il a consacré à son père, évoque une autre formule évoquant « le préalable du contre-transfert institutionnel ». Je ne sais pas si la phrase appartient au père ou au fils, mais elle est vraisemblable, dans la logique de la transmission ferenczienne de Tosquelles. On remarquera que Oury évoque à plusieurs reprises les remaniements du contre-transfert institutionnel qui provoquent des changements et des mutations chez certains patients pourtant absents physiquement de la réunion où l’on parle d’eux. A chaque fois un étonnement se produit devant cet effet d’inconscient, et nous en avons surement tous fait l’expérience. Oury raconte dans un séminaire la discussion avec Tosquelles qui lui répond qu’il s’agit d’un remaniement du transfert institutionnel. On remarquera l’usage des concepts : « transfert » et « contre transfert institutionnels » rejetés explicitement par Lacan, alors qu’Oury fut en analyse avec celui-ci pendant 23 ans. Et qu’il conseillait de lire et relire le séminaire de Lacan comme « le guide Michelin » pour explorer la terra incognita de l’inconscient freudien. Mais Oury ne voulut jamais se mettre en posture de « récitant lacanien », insistant pour parler avec sa propre langue et conseillant à chacun de se fabriquer « sa boite à outils métapsychologique ». Il a eu besoin de penser, d’élaborer les phénomènes institutionnels, et a été conduit à reprendre des concepts de Tosquelles, à faire son miel avec les théories les plus diverses, articulant phénoménologie, clinique psychiatrique et théorisations analytiques hétérogènes, le tout retraduit in fine comme par un tour de force dans l’algèbre lacanien. 
 
J’ai construit de mon côté depuis les années 80, de façon stratifiée, un dispositif ambulatoire, et je vais tenter de rendre compte de la difficulté, mais aussi des joies de ce travail passionnant. Il m’aura fallu traverser d’abord mes propres résistances qui se présentaient alors comme des convictions idéologiques. Mai 68 n’était pas loin, et j’avais été partie prenante de la vague antipsychiatrique, avec mon inscription dans le collectif Gardes-fous animé par un groupe de psychanalystes proches de la Ligue Communiste. Cette revue se caractérisait par sa radicalité politique alliée à une radicalité lacanienne : après avoir passé au crible les pratiques de la psychiatrie, la revue alla jusqu’à pulvériser la clinique de la Borde dans son dernier numéro.  
Elle s’arrêta ensuite, peut-être parce qu’il n’y avait plus rien à détruire, peut-être aussi parce que ses fondateurs s’étaient tournés entre-temps vers l’exercice de la psychanalyse en cabinet. Ce qui constitua un tournant pour nombre d’analystes de cette génération, abandonnant le terrain des institutions. Il faut tenir compte des singularités mais ce fut un tournant générationnel des années 80.
 
Arrivant en 75 comme interne en psychiatrie dans l’HP de Chalons, je suis frappé de rencontrer un contexte franchement hostile à la psychanalyse de la plupart des soignants, et une attitude quasi coloniale à l’égard des patients. Seuls quelques-uns pour la plupart médecins et psychologues jargonnaient en lacanien, sans que ça n’ait une grande incidence sur leur pratique. La psychanalyse se trouvait introduite dans un service au fonctionnement médical et hiérarchisé. C’est pourtant maintenant ce que l’on a coutume d’appeler « l’Age d’or de la psychiatrie » : un peu partout en France quelques psychiatres se réclamaient de la psychanalyse et de la PI, ce qui constituait un signe de distinction (au sens de Bourdieu) assurant leur notabilité. 
 
Bien sûr il y eut aussi ici et là une floraison d’expériences beaucoup plus créatives et libertaires. Elles se heurtèrent pour la plupart à la réalité de la clinique et des phénomènes institutionnels. L’illusion libertaire allait même faire quelques dégâts pour certains patients, mais aussi pour nombre de jeunes soignants trop vite désillusionnés, voire découragés. D’où la disparition de la plupart de ces tentatives. Celles qui ont tenu l’ont fait en se donnant les moyens de penser, de soigner leur travail, de faire limite à la toute puissance et au narcissisme. C’était bien sûr très différent pour ceux de la génération précédente qui avaient une grande longueur d’avance comme Gentis dont le travail à Orléans constitua un point d’appui et une source d’inspiration. Par contre dans la plupart des lieux ordinaires, le changement fut très lent, à l’image de la situation de la Marne ; voire pire dans de nombreux endroits où les administrations, mais malheureusement aussi les médecins et les équipes résistèrent longtemps au changement de leur pratique, ou se contentèrent de modifications cosmétiques. 
 
Dans la Marne, le même médecin-chef, qui avait introduit la psychanalyse et la PI, introduira paradoxalement 10 ans plus tard la première évaluation des pratiques en psychiatrie,  embauchant un psychiatre informaticien qui créera la grille EDGAR d’évaluation comptable des pratiques, une grille qui s’est imposée partout en France jusqu’à maintenant.
 
Ce retournement en une décennie indique un changement d’époque. Le tournant néolibéral était pris avec le tournant dit de la rigueur de 1983, et la fin du ministère Ralite : « la psychanalyse n’était plus un créneau porteur » constitue une citation du même psychiatre ! Il s’agirait désormais de compter et d’évaluer sur un mode qui allait s’exacerber. Ce fut le moment de la décision de créer un regroupement local avec des collègues d’autres équipes et des analystes intéressés : la Criée voyait le jour, et continue depuis à soutenir séminaires et publications, rencontres à un rythme soutenu. Il s’agissait, il s’agit toujours de créer un espace sur le bord de l’institution pour penser la pratique avec des collègues extérieurs à l’équipe. Et de prendre acte qu’il s’agit toujours d’un acte de résistance politique active, facteur de relance, mais aussi de division subjective pour chacun dans l’équipe. 
 
Nous étions en 1985 et nous venions d’ouvrir le Centre Artaud dans une maison du centre-ville après 5 ans d’implantation préalable, pendant lesquels nous avions ouvert des appartements thérapeutiques, et surtout un club thérapeutique qui s’avérera la matrice ultérieure de toutes nos constructions.
 
J’avais aussi expérimenté la rudesse des résistances du terrain, d’abord à l’HP où la discussion prit longtemps l’allure d’un combat. Nous nous retrouvions à quelques-uns, quelques copains, et je fus surpris par la vivacité des réactions, allant jusqu’au procès d’intention, aux tracts syndicaux nous dénonçant nominalement, et aux invectives. Mais j’avais à cette époque la conviction d’aller dans le bon sens, celui de l’utopie déployée par Franco Basaglia. Une revue du SP titrait « L’Italie est proche » et les livres de Foucault et Castel constituaient autant de points d’appui, avant la déception salutaire lors de voyages en Italie.
 
Certes je m’étais aussi  engagé dans une analyse avec un des fondateurs de Gardes Fous, Jacques Hassoun, et j’espérais naïvement en tirer une sorte de guide pour ma pratique. A un moment où il est question de listes officielles de « psychanalystes communautaires » réputés safe, il est important de rappeler qu’il n’y a d’analyse que de rencontre avec l’altérité, et non dans une collusion imaginaire avec le même. Je fus donc heureusement déçu dans mon attente, mais par contre très enrichi par la traversée de l’analyse qui devint une passion. Il y eut aussi la fréquentation, puis l’inscription au Cercle Freudien à une époque où il se fondait en référence au cadavre exquis surréaliste et à l’hétérogène. 
 
On peut entendre le début d’une nostalgie quand j’évoque cette période, ou pour le dire autrement l’absurde fantasme d’éternisation du désir des commencements. Rien de plus vain, mais aussi rien de plus banalement humain… Et je n’aurais cessé d’entendre ce discours nostalgique tout au long de mon parcours. Sans doute son surgissement correspond-il à l’érosion ou à la perte de ce désir des commencements. Et à la difficulté de se relancer alors que nous nous trouvons confrontés sans cesse à une réalité, voire à un Réel, qui change sans cesse sur fond de répétition. A chaque « carrefour du labyrinthe » (Castoriadis) de nos vies, surgit non pas le Minotaure, mais l’embarras, l’angoisse de se frayer un chemin dans l’inconnu. Pas d’autre boussole dans ces moments que celle du désir inconscient, et des affects quelquefois violents qui nous traversent : angoisse, passion, rage mais aussi anesthésie… C’est bien cette anesthésie, cet assoupissement que je trouve le plus difficile à interroger. Questionner les zones de silence ou de silenciation, nous fait rencontrer les effets de la pulsion de mort dans le Collectif, mais aussi de façon personnelle et intime. Il est probable que la coalescence de ces points d’anéantissement du désir peut provoquer ou correspondre à des moments de catastrophe du Collectif. J’en évoquerai un lointain au moment de sa fondation, puis un plus récent que nous sommes je l’espère, en train de traverser.
 
En 1985 nous obtenons donc une belle maison au centre-ville après 6 mois de grève administrative, où nous ne rendons plus aucun compte à l’administration de notre travail avec les patients. Nous faisons des articles dans les journaux, des conférences de presse où nous avons la surprise, et même l’inquiétude de constater la survenue de certains patients.
Une invitation au ministère va faire tourner la situation : le directeur nous y rejoint et entend avec stupéfaction que notre projet de travail ambulatoire correspond à la loi prochaine sur le secteur (elle sera promulguée en 1986).
Le directeur est stupéfait, nous aussi à vrai dire ; et c’est ce malentendu qui va constituer un tournant. Le ministère veut en fait expérimenter le budget global et cherche des équipes motivées pour les instrumentaliser. Nous ne serons heureusement pas élus, mais nous aurons quand même le local attendu. Et peu à peu, quelques postes au gré des sorties de patients chronicisés à l’HP, que nous continuerons bien sûr à suivre avec l’équipe qui se construit dans le même mouvement.
 
C’est à ce moment que j’entendrai pour la première fois ce discours nostalgique dans l’équipe. J’en suis heureusement épargné, alors que je ressens plutôt de l’enthousiasme, mais aussi de l’angoisse devant l’inconnu de ce qui m’incombe. Du coup je peux être à l’écoute de ce moment de déréliction qui va se traduire après une crise assez sérieuse par le départ de la quasi-totalité de l’équipe initiale. « C’était mieux avant » correspondait à la perte de l’ennemi fédérateur que le directeur et l’administration incarnaient avec bonheur. Le retournement de conjoncture et l’obtention de l’objet convoité faisaient apparaitre pour chacun, chacune, la disparition du désir de poursuivre. On pourrait même supposer que la lutte occultait un questionnement nécessaire sur un projet commun. Je précise au passage que j’étais jusqu’alors interne, puis PH, et que je ne serai médecin-chef que quelques années plus tard. Alors que j’avais plutôt le projet d’un poste à mi-temps, mon médecin-chef devra s’arrêter en raison d’une maladie invalidante. Et je dus alors saisir le kairos par les cheveux, pour éviter la survenue d’un de ces psychiatres qui depuis sont devenus hégémoniques, et qui font table-rase des expériences vivantes et créatrices.
 
La suite se poursuit sur plusieurs décennies, où nous avons de façon répétitive traversé des moments analogues. Une répétition que je constate, mais dont l’interprétation est impossible. On n’interprète pas un collectif comme une personne qu’on aurait en analyse, à moins de supposer que l’on serait mis en place d’analyste de ce collectif. Ce qui serait une catastrophe : l’analyse institutionnelle ne peut porter que sur l’analyse de l’aliénation, sur la sous-jacence du Collectif, en aucune manière sur le désir inconscient toujours singulier. Toujours est-il que nous avons construit par strates successives un dispositif qui, certes se remaniait mais en se reconstruisant sans cesse, et en répondant aux nécessités de la pratique. Je ne vais pas vous en faire le catalogue exhaustif, mais indiquer qu’il s’agit d’un dispositif configuré comme une mosaïque d’institutions articulées entre elles, ménageant des passages et une circulation pour les patients et les soignants. Appartements thérapeutiques et appartements protégés, CATTP (Centre d'activités thérapeutiques à temps partiel) et plus récemment un Hôpital de jour, une équipe mobile en direction de la précarité et des jeunes en difficulté animée par un collègue Yacine Amhis, le club thérapeutique et un GEM articulés ensemble, sans compter le centre Camille Claudel à la campagne animé par Sarah Colin. Ce dispositif sectoriel nous permet de prendre en charge plus de 90/100 de nos patients, et 230 patients souffrant de psychose ou de pathologies limites sont pris en charge dans ce dispositif ambulatoire, tout en pouvant nous contacter la nuit et les week-ends (« Au jour le jour, à la nuit, la nuit »).
 
Nous avons surtout fait l’apprentissage de la construction en commun avec les patients de ces espaces où c’est « l’être avec », pour citer Daniele Rouleau « l’avec schizophrénique », le mitenandersein dont parle G.Pankow qui insiste comme principe. Ce qui se trouve mis en question serait de l’ordre du narcissisme originaire ou primordial qui se trouve explosé dans la schizophrénie, abimé dans les états-limites. Comment se tenir à ce niveau dans la salle d’accueil, mais aussi dans un bureau, tout en relançant les multiples fêtes qui scandent la vie de l’institution et nous rassemblent dans une proximité qui ré-érotise bien souvent des zones dévitalisées, voire des aires de mort ? J’ai été ému en voyant le film « Les Heures heureuses » de Martine Deyres de constater les fêtes incessantes impulsées par Tosquelles dans chaque quartier de l’hôpital. On a coutume de parler de la Résistance, du club thérapeutique creusé avec les patients sous l’établissement, de l’importance du travail et de la social-thérapie. On parle beaucoup moins de ces fêtes qui pendant des années ont aussi scandé la vie à St Alban. 
 
A Reims tout a commencé par un petit-déjeuner pris en commun et s’est poursuivi par des fêtes de plus en plus fréquentes. Certains collègues ont toujours montré une certaine réticence devant cette effervescence, vite taxée de défense maniaque. Ce diagnostic peut d’ailleurs s’avérer pertinent quand les tenants de ces manifestations se refusent à tout questionnement, et se perdent dans une fuite en avant pour se masquer à eux-mêmes leur dévitalisation, ou même la perte de leur désir. Mais je continue à penser qu’il vaut mieux encourager le mouvement. Et courir ce risque plutôt que d’inciter au repli, à l’assoupissement, qui favorisent les forces de mort dans le Collectif et nous transformeraient en « service d’entretiens » (Gentis). 
 
Ce qui nous amène à la crise actuelle avec l’épidémie de Covid.
J’en ai déjà parlé à plusieurs reprises mais en mars 2020, nous avons reçu comme partout en France, l’ordre brutal de fermer CATTP, HDJ, club et GEM : tous les lieux de regroupement de patients ! J’ai mis un bon moment à y croire, à l’épidémie comme au confinement,  et j’ai été aidé par des jeunes collègues. Les plus engagés témoignant d’une inquiétude que je n’arrivai pas à partager, tant j’étais traversé par un désaveu protecteur. Protecteur seulement contre la panique, pas contre le virus ! J’ai donc respecté les consignes devant l’inquiétude de l’équipe dont une part relativement importante s’est trouvée paralysée par la peur. Peur de la contamination qui renvoie chacun à des angoisses archaïques. Je crois que nous avons tous pu constater depuis près d’un an les mouvements de panique, l’extrême agitation ; ou à l’inverse le repli terrifié de beaucoup, le complotisme délirant de personnes réputées jusqu’alors « normales », voire de penseurs de renom comme G. Agamben et bien d’autres. Les discours des scientifiques n’auront cessé de se contredire, faisant apparaitre une incertitude qui pour beaucoup a induit une perte de confiance. Ce qui m’a fait relire Jean Amery (Par-delà le crime et le châtiment) qui évoque dans des circonstances autrement plus dramatiques, l’expérience de la torture, « la perte de la confiance dans le Monde ». Nous venons de consacrer à cet auteur et au livre de Catherine Perret commentant et amplifiant sa pensée (L'Enseignement de la torture) une conférence Zoom de la Criée que vous pouvez consulter sur notre chaîne Youtube. En tout cas il est question depuis un an de la perte de la confiance dans l’autre, dans l’ami, le proche qui peut vous contaminer, être celui qui vous donne la mort. 
 
Cette perte aura eu d’énormes conséquences sur le Collectif Artaud. Elle a brutalement interdit la SDLFO que nous allions tenir pour la dixième année, avec de multiples événements, expositions, débats et autres. Et surtout elle a soudainement modifié notre fonctionnement qui est devenu très largement tributaire des ordres successifs et contradictoires de l’Etat. Je ne vais pas en rajouter sur la critique du gouvernement : beaucoup de choses très justes ont déjà été avancées dans le débat public. Ce qui m’intéresse, et que j’ai envie de partager, ce sont les effets de ces annonces dans un Collectif qui tenait la route depuis une quarantaine d’années. Bien sûr on aura pu entendre inlassablement que « c’était mieux avant », et c’était pour le coup indéniable ! Mais au-delà du constat, il aura fallu traverser une espèce de paralysie provoquée par l’effroi et l’atomisation, chacun se trouvant renvoyé à sa solitude devant l’angoisse de mort, avec une tendance au repli et au cloisonnement qui, à l’évidence, vont à l’encontre de tout ce qui nous a construits. J’ai pu me formuler à un moment que nous risquions la mort de l’essence même de notre projet, sous prétexte de préservation de la vie.
 
Plusieurs événements et créations sont venus contredire mon inquiétude. Il y a eu d’abord l’initiative d’une collègue psychologue, Aurore Lenail, d’impulser avec quelques autres,  une « épicerie solidaire » en allant faire des courses alimentaires qui auront rempli une pièce de la maison. Il y avait l’intuition vérifiée d’ailleurs des magasins dévalisés des produits de base, et l’inquiétude que nombre de patients risquaient de se trouver désemparés dans un tel climat de désarroi et d’abandon. Le club thérapeutique a pris en charge ces achats qui correspondaient bien à sa vocation d’entraide et de solidarité. Les patients y ont bien sûr été très sensibles, et ces paniers solidaires de nourriture ont instauré un nouveau lien. Il y avait bien entendu le risque de provoquer une dépendance à l’institution bonne mère nourrissante, mais ce don pour réinstaurer de l’échange à un moment où les échanges étaient mis en panne, m’est apparu très juste. Un peu comme à St Alban mais en moins dramatique, il s’agissait de reconstruire une vie quotidienne vivable et des échanges humanisants. « Donner, recevoir, rendre » s’inscrit dans le sillage de Marcel Mauss, et de son essai sur le don travaillé il y a longtemps conjointement à l’essai sur le sacrifice. Ce colloque tenu avec Alain Caillé (animateur du MAUSS) et bien d’autres, avait donné lieu à notre première publication sur le Sacrifice…
 
Bien entendu nous n’avons pas échappé avec le temps à quelques dérapages : certains patients constituant des stocks chez eux, ou procédant à du petit commerce entre eux. Un peu comme les médicaments que les soignants retrouvent régulièrement stockés dans les appartements par des patients qui quelquefois en demandent toujours plus. C’est là le risque de la confusion entre une demande d’amour à laquelle il serait répondu sous la forme d’un gavage réduisant le sujet à ses besoins. Je pense que dans ce questionnement, il nous faut garder à l’esprit qu’avec la psychose, nous ne visons jamais trop directement le désir inconscient du patient ; ce serait beaucoup trop dangereux pour lui, et que nous passons par de multiples médiations matérielles.
 
Coté patients, nous avons eu l’agréable surprise du contre-don avec le redémarrage spontané du GEM avec des moments de rencontre quasi quotidiens tenus par les patients dès le premier déconfinement. Il faut dire que nous ne nous étions pas contentés de distribuer de la nourriture : plusieurs lignes téléphoniques avaient tourné à plein régime pendant plusieurs semaines, chacun téléphonant aux patients bloqués chez eux. Les appartements thérapeutiques ont continué à recevoir leur visite quotidienne, et à un moment j’ai proposé de créer une équipe mobile de maintien à domicile. J’ai repris l’appellation officielle, en espérant un financement éventuel : il s’agissait  d’aller vers certains patients très souffrants n’arrivant pas à sortir de l’hôpital ou enclavés chez eux.  Nous n’avons pour le moment reçu aucun des crédits promis, mais l’équipe a appris de nouveau le travail à domicile, et l’accueil du délire dans le « chez soi » du patient. Travail exigeant beaucoup de tact et d’écoute devant les figurations d’un délire qui va s’emparer de la matérialité de l’environnement par le biais de l’identification projective : sensation de froid, de chaud, murs poreux aux bruits des voisins etc… Il nous aura fallu expérimenter à nouveau, sans négliger la part de réalité au cœur ou à la source du délire. 
 
Nous avons aussi dès le début du confinement inauguré une nouvelle forme de réunion : puisqu’il était interdit de se rassembler, nous l’avons fait par téléphone. Une collègue Loriane Bellahsen m’a indiqué un dispositif qu’elle avait trouvé pour son HDJ : le dispositif OVH mettant gratuitement à disposition un « salon »  virtuel, où nous pouvons avoir jusqu’à 50 branchements. Nous avons donc inauguré notre première Assemblée Générale par OVH, et la surprise et l’émotion étaient au rendez-vous : chacun reconnaissait les autres par le grain de la voix, et les échanges reprenaient avec une aisance étonnante. Au lieu d’une réunion mensuelle dont nous avions l’habitude depuis une quinzaine d’années, l’AG du centre Artaud s’est faite hebdomadaire. Et chaque semaine, nous restons surpris par le nombre et la qualité des échanges. Certes il manque le corps, et l’écoute par téléphone est plus difficile et fatigante. Mais c’est une invention pour ruser avec l’adversité. Et une trouvaille que les patients se sont réapproprié pour des réunions entre eux, quand cela leur a été utile. 
 
Certes nombreux sont ceux qui souffrent de la nostalgie du « monde d’avant », en espérant qu’il reviendra, ce qui bien sûr relève de l’impossible. Je reste persuadé que nous avons subi une blessure qui laissera des traces, et cela d’autant plus que l’épreuve se poursuit dans une temporalité incertaine. Mais je crois aussi que cette épreuve nous aura poussés à inventer et à créer pour résister et tenir bon. 
 
Patrick Chemla 
Le 24/02/2021