"Liberté de penser, de circuler, de débattre", par Pierre Delion, Novembre 2020
Liberté
de penser, de circuler, de débattre
Pierre
Delion
Novembre
2020
Le
vote de la loi sur la liberté de la presse met en évidence les difficultés que
rencontre le pouvoir actuel dans son rapport avec les libertés en général, sous
le prétexte de la protection des personnes, en l’occurrence, ici des forces de
l’ordre. Or, s’il est un pouvoir, le quatrième, qui conditionne les libertés,
c’est bien celui de la presse.
En
effet, l’information des citoyens est consubstantielle à la démocratie, car,
sans un éclairage le plus objectif possible sur les grands évènements du monde,
sur les accidents de l’histoire, mais également sur les faits qui émaillent nos
vies quotidiennes, la capacité de jugement de chacun ne peut s’exercer
librement, et dans ce cas, les mécanismes authentiques de la représentativité
ne sont plus opérants. Or, les journalistes et tous ceux qui participent peu ou
prou à notre information citoyenne, sont les garants de ce processus
fondamental. S’ils ne sont plus libres de penser, de circuler et de débattre,
les informations qu’ils rapportent deviennent de facto tronquées, incomplètes,
partielles puis partiales. Il est donc de la plus grande importance de garantir
ces droits pour que nous puissions nous forger des opinions sur l’avancement du
monde. Il est même étonnant que des responsables politiques de haut niveau,
tels qu’un ministre de l’Intérieur se voit rappeler de telles évidences. Mais
si j’insiste sur ces valeurs, ce n’est pas pour en tirer un quelconque discours
moralisateur, plutôt pour redire que cette position de défense absolue de ces
libertés fondamentales n’est pas facile à assumer, et qu’elle peut nous coûter
quelques déboires.
Pour
avoir personnellement vécu une expérience douloureuse dans ce domaine,
l’enregistrement de mon point de vue sur autisme et psychanalyse, tronqué par
la suite à des fins partisanes par une vidéaste agissant selon les méthodes de
Leni Riefenstahl, mais sans en avoir le talent, j’avais personnellement choisi
de ne pas porter plainte contre elle, précisément en raison de la liberté de la
presse, considérant qu’au delà de la malhonnêteté intellectuelle de la soi
disant documentariste, je n’avais pas, et je l’ai regretté ensuite, pris les
précautions suffisantes pour préserver cet enregistrement de toute manipulation,
fût-elle perverse. D’ailleurs, ceux qui, parmi nous avaient décidé de le faire,
ont perdu leur procès. Je ne m’en réjouis pas, loin s’en faut, car si la
liberté de la presse est sacrée, la perversion elle, aurait due être épinglée, mais
cet épisode douloureux m’a permis de comprendre le rôle fondamental de ceux qui
sont chargés de notre information dans un pays démocratique : soit ils
utilisent la liberté de la presse pour fabriquer des désinformations répondant
à leurs visées, dans une sorte d’hystérisation idéologique des points de vue
empêchant tout débat démocratique digne de ce nom, soit ils s’appuient sur elle
pour informer nos concitoyens de la réalité de ce qui se passe, en prenant des
risques calculés, qui sont à l’honneur de la profession de journaliste, et en
nous proposant à partir de leur enquête une réflexion basée sur des faits
avérés.
Bien
sûr, tous les citoyens doivent être protégés par l’Etat et ses représentants,
tant qu’ils se comportent conformément aux lois en vigueur, mais protéger les
policiers et les gendarmes de ce qu’ils peuvent accomplir-en réalité- dans
l’exercice de leurs fonctions, revient à accepter que certains acteurs de notre
vie démocratique seraient protégés quand d’autres, les soignants, les
enseignants, les reclus, ne le sont pas suffisamment. Or cette exception n’est
pas envisageable dans un Etat de droit. L’histoire choquante de ce producteur
de musique tabassé et accusé à tort par quelques policiers ces derniers jours
vient dire à quel point la liberté peut être menacée dans notre
« démocratie », de l’intérieur même du corps de ceux qui sont censés
la défendre.
Mais
voilà, sommes-nous bien encore dans un Etat dans lequel le droit est un bien
commun qui garantit le respect de l’égalité devant la loi ? Sommes-nous d’ailleurs
toujours en démocratie, où ne sommes-nous pas en train de passer « sans
autre forme de procès » à une société post-démocratique dans laquelle, le
droit fonctionnerait pour certains et pas pour d’autres ?
S’agissant
de la liberté de penser, au sein même de notre Education Nationale, n’a-t-il
pas été question de retirer du programme des références fondamentales telles
que Marx et Freud de la réflexion philosophique d’aujourd’hui ? A
quand Darwin pour ne pas fâcher ceux qui sont opposés à la théorie de
l’évolution ?
Si
je prends un exemple que je connais mieux en raison de mon expérience
professionnelle, celui de l’autisme infantile, je mesure que dans ce domaine,
ce n’est pas le droit qui prévaut depuis longtemps déjà, mais la loi du plus
fort. En effet, les textes que les décideurs appliquent avec une rigueur
implacable, sont le résultat de groupes de pression qui ont obtenu par leur
lobbying efficace des modifications radicales dans la politique en faveur de
l’autisme en France. Si dans ces textes à valeur officielle, un grand nombre
d’éléments sont très utiles pour les personnes autistes, et nous nous sommes
réjouis de les voir énoncés clairement comme nous le souhaitions depuis
longtemps (précocité des interventions, travail avec les parents et la fratrie,
augmentation des places dévolues à la prise en charge…), en revanche, l’éviction
de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle, -sans compter
celle de la pratique du packing-, a été « officialisée » par la Haute
Autorité de Santé, non pas à la suite d’études scientifiques objectives
permettant de tirer des conclusions claires sur telle ou telle pratique, mais
en raison de « l’absence de consensus sur le sujet ». C’est donc dire
que ce sont les plus forts qui ont gagné.
A
partir de cet événement de 2012, les politiques-de droite comme de gauche-, ont
entrepris d’appliquer les consignes de l’HAS de façon drastique, en organisant
une véritable chasse aux sorcières, traquant les pratiques pouvant relever de
la psychanalyse, interdisant les livres suspects d’inspiration psychanalytique dans
les centres de documentations des Centres Ressources Autisme, refusant les
remboursements des formations comportant le moindre soupçon de psychopathologie
aux équipes désireuses d’ouvrir leurs connaissances à des champs diversifiés.
Une Agence Régionale de Santé, celle de Nouvelle Aquitaine, a, sous l’influence
d’un directeur adjoint en conflit d’intérêt avec ses missions, entrepris de
désorganiser totalement le fonctionnement des CMPP pour en faire des
plateformes au service exclusif des troubles du neuro-développement[1].
Un groupe de députés, mené par un tandem droite-gauche, a même tenté de faire
interdire l’enseignement de la psychanalyse à l’Université. Heureusement, la
chambre des députés a vivement réagi pour empêcher cette absence de
discernement très inquiétante venant de responsables politiques.
En
ce qui concerne la psychiatrie en général, je pourrais parler longtemps de la
régression des conditions de soins des malades mentaux avec une croissance
exponentielle des contentions, des services fermés, des prescriptions
médicamenteuses sans accompagnement psychothérapique, venant témoigner d’une
invalidation progressive de la liberté de circuler. Des soignants de
psychiatrie ont essayé d’alerter, trop souvent en vain, les autorités de
tutelles des manques considérables de moyens en personnes pour traiter
dignement ces pathologies complexes. Des grèves ont été menées, parfois au
péril de leur vie, par des soignants, des manifestations ont été organisées,
des rapports ont été rédigés. Mais les seules réponses consenties portent sur
l’attente d’un avenir meilleur, celui qui verra advenir les marqueurs
biologiques de la schizophrénie et de l’autisme, et les fantasmes de voir enfin
résoudre ces problèmes complexes par le miracle d’une molécule ou l’effort
d’une éducation thérapeutique inspirée le plus souvent de la méthode Coué.
Pour
ce qui est de l’enseignement, à l’occasion de la décapitation atroce de Samuel
Paty, nos concitoyens se sont offusqués de l’intolérance des fondamentalistes
islamistes responsables de tels actes de haine, répandus partout sur nos
réseaux sociaux. Et nos dirigeants ont entonné des airs martiaux condamnant ces
contempteurs de nos libertés chéries.
Bien
sûr, il n’y a pas de mort à déplorer parmi les professionnels qui continuent de
défendre, non pas l’exclusivité de la psychanalyse, mais son intérêt parmi
d’autres dans les approches compréhensives et humanistes de la psychopathologie
« transférentielle », y compris avec les personnes autistes si elles
le souhaitent. Mais la liberté de penser serait-elle de nature différente
lorsque l’on parle de la possibilité de publier des caricatures d’un prophète
et lorsque l’on évoque Freud et ses successeurs ? Pourquoi faudrait-il défendre
la position des premiers et condamner les deuxièmes au bûcher ?
Dans
notre pays, l’Etat était érigé en puissance au dessus des points de vue
contradictoires pour assurer une continuité dans les politiques publiques.
C’est ainsi que les lois et règlementations sur la psychiatrie de secteur
avaient été pensées et édictées. Certains pensaient que la psychiatrie devait
se conformer à telle théorie, tandis que d’autres à telle autre théorie. La
psychiatrie de secteur proposait une organisation sans préjuger du contenu des
interventions, libres à ceux qui l’appliquaient de construire des compromis
pour mener à bien les missions imparties. C’est dans cette possibilité
d’ouverture que les neurosciences pouvaient parfaitement s’articuler avec la
psychopathologie transférentielle. Mais l’Etat, quittant ses responsabilités
supérieures, et laissant tomber les praticiens du service public, a préféré
s’adonner à une démagogie coupable de ce qui arrive aujourd’hui, la « mise
sur le marché » de pseudo-lois au service de lobbies partisans,
aboutissant à des clivages délétères pour les objectifs poursuivis.
Bien
sûr, parmi les représentants élus il existe beaucoup de personnes qui prônent
la liberté de penser, de circuler et de débattre.
Bien
sûr, parmi les hauts fonctionnaires chargés de mettre en œuvre les politiques
définies par les élus du peuple, il existe de nombreuses personnes qui
s’engagent dans la défense des valeurs communes.
Bien
sûr, parmi les acteurs de la société civile, figurent des citoyens qui militent
pour que les conditions de vie de chacun soient sans cesse améliorées.
Mais
malgré tous ces témoins vivants et actifs du tissu démocratique, les intrusions
sous marines des lobbies hostiles à la pérennité des services publics viennent
saper les mécanismes du paysage démocratique, inversant les rapports de forces
en faveur de l’entropie pseudoscientifique et technobureaucratique en venant
diminuer progressivement nos libertés de penser, de circuler et de débattre.
Sans
liberté de penser, pas de créativité. Sans liberté de circuler, pas de
découvertes de nouveaux pans de la connaissance. Sans liberté de débattre
conflictuellement, pas de démocratie.
Nous
sommes actuellement en train de dériver vers un tel paysage de désolation.
Bientôt les forces, notamment quelques associations de familles porteuses de
doctrines très antipsychiatriques, qui ont participé au lobbying déjà évoqué et
fait basculer ces régulations articulées au bien commun, se rendront compte
qu’elles « se sont fait avoir » par ceux qui leur promettaient monts
et merveilles, et que leurs attentes ont été trompées.
Alors
il sera trop tard pour reconstruire un service public, qui, avec ses défauts
inhérents à toute institution humaine, a, « quoiqu’il en coûte », la
mission d’accueillir et de soigner tous ceux qui se présentent à lui. La santé
sera aux mains d’organismes privés à but lucratif qui ne se soucient pas
vraiment de la misère du monde…
[1] A
l’instant où je rédige ce texte, nous venons d’apprendre que, suite à une
interpellation du gouvernement par le courageux député Hammouche, le ministre de
la santé s’est désolidarisé de telles pratiques quasi-fascistes.