"Se raser dans la rue", par Mary Dorsan, samedi 10 juin 2018
Se raser dans
la rue, par Mary Dorsan, samedi 10 juin 2018
Vendredi 8 juin 2018, neuf heures, l’hôpital de jour ouvre
ses portes. Un patient entre au poste de soin et s’adresse aux soignants :
« Ce matin, je me suis rasé dans la rue. Devant un camion. Enfin, dans le
rétroviseur. Il n’y a pas de miroir dans ma chambre d’hôtel ».
Je suis infirmière et écrivain et j’ai honte. Du service
public. Dès neuf heures du matin.
Voilà ce matin les premiers mots de Gaëtan, trente ans, schizophrène,
halluciné, délirant malgré son traitement médicamenteux lourd et ses effets
secondaires encore plus lourds (Gaëtan bave abondamment et chie difficilement).
Je vois Gaëtan face à moi, j’écoute Gaëtan qui me parle et
je me dis qu’à l’hôpital psychiatrique du Rouvray, des infirmiers font la grève
de la faim. Pour obtenir des postes de soignants supplémentaires. Ainsi que l’ouverture de deux services
spécialisés. L’un pour les adolescents, l’autre pour les détenus. Ces soignants
grévistes ne supportent plus la présence d’enfants perdus parmi des adultes
parfois virulents, souvent agités, aux regards intenses ou hagards (lorsqu’ils
sont si sédatés que se sont les murs qui les tiennent debout, que ce sont leurs
pyjamas qui leur donnent forme). Ils
s’inquiètent de la cohabitation de détenus avec des patients (comme des
adolescents) qui ne le sont pas…
Face aux tutelles (au mieux silencieuses au pire
indifférentes), des infirmiers ont cessé de s’alimenter et affirment que la
clef à molette qu’est le neuroleptique dans le garage de l’hôpital ne suffira
jamais à soigner les malades.
Les soignants grévistes affirment qu’eux-mêmes comptent
autant sinon davantage que les milligrammes. Même si une relation, un lien,
leur qualité, leur profondeur, ne se mesurent pas.
Ce matin, avant de venir au travail, chez moi où mon fils
peut se raser devant un miroir (placé au-dessus d’un lavabo neuf dans notre jolie
petite salle de bain récemment rénovée), chez moi dans le bureau de mon mari (sur
son ordinateur haut de gamme toujours allumé), j’ai lu que l’un des grévistes
de la faim avait été hospitalisé car les médecins craignaient pour lui des
séquelles irréversibles.
Antoine (cinquante ans, schizophrène, halluciné, délirant
malgré les traitements lourds aux effets secondaires invalidants) n’a pas eu
d’eau chaude cet hiver pour prendre sa douche à l’hôtel social. Ça a duré un
mois - le froid, l’attente - avant que la tutrice du patient et l’équipe du Centre
Médico-Psychologique parviennent à obtenir la réparation des sanitaires par le
gérant de l’hôtel.
Justin (cinquante-sept ans, schizophrène, halluciné,
délirant malgré…) mange froid tous les jours depuis dix ans à l’abri de nos
regards, dans sa chambre d’hôtel parce qu’il n’a pas le droit d’y installer un
micro-onde. Il lui est aussi interdit d’y brancher une bouilloire électrique.
Risque d’incendie, lui oppose-t-on. Question de sécurité. Affaire d’assurance. Justin
ne peut pas boire de thé ou café. Non, pas de boisson chaude, au réveil pour
lui. Vous le supporteriez, vous ?
Aucun de ces hommes n’a la flemme. Aucun n’est feignant. Tous
rêvent d’un travail, d’un appartement, d’une femme, d’enfants, d’une vie
meilleure. Mais ils sont apragmatiques. L’apragmatisme est un symptôme de leur
maladie. L’apragmatisme, c’est une absence d’élan. Une incapacité à agir. A
mener à bien une action, un projet. C’est de l’apathie extrême, un ralentissement,
une hésitation permanente, un recul récurrent. Une souffrance lancinante.
Mourad (trente-cinq ans, schizophrène, halluciné,
délirant malgré…) a cassé son lit à l’hôtel social. Un an auparavant. Le gérant
refuse de remplacer le cadre au prétexte que Mourad brisera sans tarder le
nouveau lit.
Combien de lits ont été supprimés dans les hôpitaux
psychiatriques depuis trente ans pour les patients pris en charge par ce
secteur ? Les chiffrent impressionnent…
Quand l’ambulatoire c’est la rue, le trottoir, un banc
dans parc ou une gare ; quand l’ambulatoire c’est l’hôtel social ; quand
l’ambulatoire c’est de trois à cinq ans d’attente pour un appartement
thérapeutique associatif, autant d’années pour une place en maison-relai… Comment
affirmer que la réduction de ces lits constitue un progrès ?
Combien de malades mentaux sont SDF ?
Clochards ? Le pourcentage choque…
Ceci se passe dans le sud de la France. Et aussi au nord
de l’Hexagone. Au cœur de la capitale, à sa périphérie également. Les grandes villes de l’est et l’ouest ne
sont pas épargnés non plus. C’est la
météo du néo-libéralisme. Le résultat des turbulences de l’envie et du mépris.
La brûlure de la cupidité. La froideur
de l’égoïsme.
(Faut-il
préciser que le patient paie l’hôtel social avec les aides qu’il reçoit de
l’Etat ? Que sa chambre minable lui coute très chère ? Que c’est un
propriétaire privé qui, au final, empoche les aides ?)
Vendredi 8 juin 2018, en soirée, à la terrasse d’une
brasserie de ma banlieue verdoyante (vingt-cinq centilitres de bière moussent sur
la table devant moi ; le liquide, les bulles légères amères effacent ma
journée éreintante à l’hôpital), mon mari (un barbu à la peau mat) m’apprend,
lisant les dernières dépêches sur son téléphone portable, que les infirmiers
grévistes au Rouvray ont eu gain de cause.
Il a fallu ça. Une grande grève de la faim collective.
Quel acte pour obtenir un logement décent, un vrai chez
soi, pour Gaëtan, Antoine, Justin, Mourad et tous les autres ?
Qui d’autre que moi a honte ?
Mary Dorsan, samedi 10 juin 2018.