Olivier Apprill - "Le GTPSI et le collectif à venir"
Le GTPSI et le
collectif à venir
Je vous remercie chaleureusement
pour votre invitation. Avant de commencer je voudrais faire une annonce
concernant le GTPSI, ce Groupe de travail de psychothérapie et de sociothérapie
institutionnelle qui, je vous le rappelle, a réuni deux ou trois fois par an
autour de Jean Oury et de François Tosquelles les principales figures du
mouvement de psychothérapie institutionnelle, dans la première moitié des
années 1960. Depuis la parution de mon livre (Une avant-garde psychiatrique
– Le moment GTPSI (1960-1966), Epel, 2013), qui est une introduction à
l’histoire du GTPSI, il y a une autre actualité éditoriale : les deux
premiers volumes des Actes du GTPSI viennent en effet de paraître.
Ils donnent à lire les échanges
des deux premières séances du GTPSI qui ont eu lieu en juin 1960 et en décembre
1960. La première sur le thème de « L’établissement psychiatrique comme
ensemble signifiant » et la deuxième sur le thème de « L’argent à
l’hôpital psychiatrique ». Deux livres qui sont le fruit d’un travail
collectif de retranscription, publiés par une toute jeune maison d’édition, les
Editions d’une, fondées par Sophie Legrain. C’est le début d’une collection qui
comportera onze volumes restituant l’intégralité des archives du GTPSI
conservées à la clinique de La Borde.
J’aborderai donc maintenant votre
thématique du Collectif à travers l’histoire du GTPSI. En précisant d’emblée
ceci : alors que votre thème, « Le Collectif à venir… », est
tourné vers le futur, mon intervention, elle, s’appuiera essentiellement sur le
passé. Mais ce n’est qu’un paradoxe apparent, puisqu'avec le GTPSI on a affaire
à un objet historique mais aussi à un objet de pensée pour le présent.
Une fois dit cela, je me suis
quand même demandé de quoi il s’agissait… De quoi parle-t-on quand on emploie
le terme « collectif » ? Comment entendre, comment comprendre
cet intitulé « Le Collectif à venir… » ? Il est évidemment
difficile de ne pas y percevoir d’emblée sa dimension politique, de projet
politique, au sens de : comment s’organiser, comment se regrouper, comment
agir ensemble ? Ou encore, pour faire référence à l’ouvrage récent de
Pierre Dardot et Christian Laval : comment créer du « commun » ?
Le « collectif » pouvant représenter, dans cette optique, une « fonction »
du « commun » dans l’ordre d’une théorie pratique.
Le Collectif des 39, par exemple,
affiche cette dimension de « communauté politique virtuelle » à
travers son appellation même. De même, dans le programme de La Criée de cette
année, vous annoncez qu’il s’agit de « tenir le cap des ‘praxis
instituantes’ »… On est donc bien là dans un projet politique – d’une
politique du soin. Alors comment, dans cette perspective, évoquer l’expérience
du GTPSI ?
Il me semble absolument
nécessaire de distinguer deux niveaux d’approche, deux types de questions ou de
problématiques, complémentaires mais bien distinctes, quant à ce qu’il en est
de cette notion de « collectif » associée aux travaux du GTPSI.
D’une part, à un premier niveau,
il y a bien sûr le mode de fonctionnement du groupe lui-même, son mode d'« élaboration collective » dont j’ai essayé de
décrire quelques aspects dans le livre en montrant dans quelles dispositions subjectives, dans quelles
conditions de mise en commun certains concepts avaient pu être repris, repensés
pour en faire des outils de transformation de la psychiatrie (vous
noterez qu’en parlant « d’élaboration collective », j’emploie le mot
« collectif » en tant qu’adjectif…).
Il est vrai que les membres du
GTPSI ont consacré de longs moments à discuter et à réfléchir ensemble sur la
nécessité de constituer un groupe, sur le pourquoi et le comment d’un groupe de
recherche ou de travail, sur la forme que pourrait prendre ce groupe, sur ses
participants, ses objectifs, etc. Mais aussi plus largement sur le sens de
l’action collective, sur les rapports entre le micro et le macro-social, sur
les processus d’institutionnalisation, etc. Autant de sujets de discussion qui,
d’une certaine manière, renvoient à la notion de « collectif ».
A ce
premier niveau, on peut remarquer que le GTPSI se voulait un groupe de travail
différent d’autres « sociétés savantes », puisqu’il n’était pas
seulement un lieu d’échange de savoir ni un lieu pour faire des exposés ou pour
simplement confronter des expériences, mais qu’il
mettait en jeu d’autres dimensions que celles habituellement à l’oeuvre dans un
groupe de travail.
En
effet, au-delà des différents contenus théoriques des discussions – en plus des
deux déjà cités on peut relever « Fantasme et institution »,
« Surmoi et institution », « Les superstructures »,
« Le concept de production », « Le transfert », « La
hiérarchie », etc., et l'on voit bien à travers ces thématiques
l’influence des courants de pensées dont la psychothérapie institutionnelle
(PI) s’est toujours nourrie : Freud et Marx bien
sûr, soit les « deux jambes » psychanalytique et matérialiste chères
à Tosquelles – au-delà donc de ces différents contenus théoriques qui
ont donné lieu à des débats souvent passionnants, la
spécificité de ce groupe essentiellement composé de médecins était bien plutôt
d’essayer de penser la psychiatrie et le travail du psychiatre sans nier ou
sans ignorer ce qui est en question dans ce champ pour être efficace ;
autrement dit, il s’agissait pour les membres du GTPSI de prendre en compte la
logique de l’inconscient – du désir inconscient – qui est à l’œuvre dans toute
situation collective, que ce soit dans un groupe de travail ou dans un service
hospitalier.
Avec pour conséquence d’amener au
premier plan la question de « l’opérotropisation » (terme szondien)
du désir du psychiatre, c’est-à-dire
l’engagement du désir du psychiatre – qu’en est-il de son désir d’être là, de
travailler là ? Comment ce désir agit sur une situation, sur un
milieu ? Si on traduit ça en termes lacaniens, c’est la définition même de
l’éthique : qu’en est-il du rapport de son propre désir avec l’action que
l’on mène ?
Pour cela, les membres du GTPSI
ont tenté de jouer le jeu d’une parole collective permettant à chaque
participant de baisser un peu la garde, de ne pas se contenter de s’abriter
derrière des défenses moïques ou des attitudes de prestance, afin de mieux
saisir l’implication subjective de chacun dans son lieu de travail et de
favoriser les remises en cause – des remises en cause propices, entre autre, à
relancer le mouvement de la pensée.
Bref, comment être branché,
comment pouvoir agir concrètement sur le terrain et penser ce qu’on fait sans
être obnubilé par toute une série de défenses ou d’inhibitions ? C’était
un peu cela qui était en question au sein du GTPSI – et pas simplement venir
s’informer ou se former…
Pour répondre à cette exigence
d’efficacité, les membres du GTPSI ont eu notamment recours à une technique
particulière, à une méthode de type analytique basée idéalement – je dis bien
idéalement – sur le principe de « ne pas s’en laisser passer une »
(comme au cours d'une séance sur le divan).
Je
rappelle que nous sommes au début des années 1960 et que l’aventure du
GTPSI est inséparable d’un contexte intellectuel où la psychanalyse, comme les
autres sciences humaines, connaissait son âge d’or. Je ne vais pas m’étendre
là-dessus, bien que ce moment porteur pour les pensées critiques que furent les
années 1960 s’inscrit aussi dans un contexte plus large qu’il serait
intéressant de développer.
Il faudrait
par exemple replacer cela dans le contexte des guerres coloniales et dans celui
des Trente Glorieuses, bien sûr, avec en
arrière-fond une volonté politique, sociale, économique, largement partagée, de
moderniser le pays, donc ses équipements collectifs (comme on les appellera
plus tard), depuis par exemple les infrastructures routières jusqu’à
l’organisation de la production agricole, etc. ; et on peut dire que la
transformation du soin psychiatrique, avec la condamnation du vieil asile et de
la psychiatrie asilaire, puis l’arrivée des médicaments sur le marché et
l’organisation administrative du secteur, a été partie prenante de cette marche
vers le « progrès », de cette volonté de mieux rationaliser la gestion
des activités et des populations (peut-être faudrait-il chercher par-là
quelques fondements aux biopolitiques actuelles...).
Mais, à
l’autre bout de la lorgnette, il faudrait faire aussi une petite disgression
sur la question des alliances – sociales, professionnelles, politiques – qui a
été de toute première importance pour réaliser cette transformation : en
effet, la « révolution psychiatrique » de
l’après-guerre, avec ses idées nouvelles dans le domaine de ce qu’on n’appelait
pas encore la « santé mentale », n’a pu se développer qu’à la
conjonction de plusieurs forces que j’énumère très rapidement : un fort
courant de psychiatres « progressistes » (quelques dizaines mais très
actifs) ; une majorité d’infirmiers militant pour la transformation de la condition
asilaire ; un noyau de fonctionnaires au ministère de la Santé favorable
aux réformes.
J’insiste
là-dessus à chaque fois que j’en ai l’occasion car il me semble que cette
question des alliances possibles et souhaitables est un enjeu politique majeur
d'aujourd’hui…
Dans ce
contexte trop brièvement décrit, ce n’est pas dévaloriser l’action de la
génération de psychiatres qui a formé le GTPSI que d’affirmer que, n’étant pas en position défensive,
elle pouvait être au contraire très offensive, avec une grande latitude
pour inventer, expérimenter, proposer de nouvelles
manières de voir, en dépit des inerties et des résistances habituelles qui
s’opposent aux changements…
Je parle là
d’une génération militante de psychiatres qui, comme le rappelle Patrick
Coupechoux dans son Essai sur l’humanité de la folie, a tenté d’avoir
une « approche globale » de la psychiatrie en convoquant toutes les ressources
des disciplines anthropologiques à sa portée – soit les pensées aussi bien
médicales que philosophiques, sociologiques, esthétiques, etc., afin d’établir
les assises théoriques et pratiques d’une psychiatrie humaniste.
Une
génération militante, donc, qui se plaçait dans une optique d’ouverture aux
recherches scientifiques, aux avancées de l’économie politique, etc. On était
loin d’une affaire corporatiste. Pour un groupe comme le GTPSI, c’était moins
un métier qui était l’objet des réflexions que la place des fous dans la
société et leur position à eux, psychiatres, vis-à-vis à la fois du fou et de la
société. C’est donc dans ce contexte que s’inscrit le GTPSI. Et l’hypothèse ne
se pose même pas de savoir si le fonctionnement de ce groupe peut être érigé en
modèle reproductible…
Pour en
revenir à l’exigence éthique du groupe, j’ai beaucoup insisté dans mon livre
sur le fait que le GTPSI n’avait pas été un temple d’élaboration doctrinale, ni
une usine de fabrication de concepts nouveaux – malgré les intentions
affichées par certains fondateurs du groupe. Il n’a
pas été non plus un groupe activiste, loin de là… Si le GTPSI était,
d’une certaine manière, à l’avant-garde de la
réflexion psychiatrique de l’époque, c’est sur un autre plan que ça se passe.
Quel
plan alors ? Je dirais que c’est celui d’un certain usage de la parole, de
la parole en réunion, de la parole collective. Malgré le fait qu’il y
avait inévitablement, dans le groupe, les « ténors »
et les autres, ce régime d’échanges et de paroles a tenté de s’effectuer
selon certaines modalités intéressantes à
relever :
1) d’une
part un mode très libre de circulation de la parole elle-même (dans notre
groupe de lecture par exemple, notre amie Anna Schmutz reconnaît avoir été
littéralement accrochée par la « vitalité brouillonne de ces échanges qui
relèvent plus du mouvement brownien que de récits didactiques » :
c’est dire l’impression qui se dégage à la lecture des travaux du GTPSI).
2)
d’autre part, et cela me semble plus rare, j’évoquerai un mode favorisant les
passages d’une nappe discursive à l’autre. Par exemple on traverse
(alternativement ou simultanément, et dans le désordre) les nappes de la
modélisation théorique – la première séance fait appel à la linguistique
structurale – , celles du rêve – il y a toute une matinée où chacun raconte ses
rêves de la nuit précédente –, celles des sciences dites
« dures » – on se voulait aussi rigoureux que « les savants qui
étudient l’atome » –, celles de la déconnade, celles du conflit, mais il
faudrait aussi évoquer l’art de la conversation, l’association libre, la parole
pleine et la parole vide, etc.) comme s’il y avait une structure feuilletée du
discours du groupe, au sens où l'on a pu parler de la « structure
feuilletée » de l’inconscient.
Le groupe GTPSI nous apparaît
donc ici comme une sorte machine discursive qui tisse des rapports entre ces
différentes nappes et dont la structure de discours permet de maintenir
suffisamment d’hétérogénéité pour préserver différents espaces d’inscription.
Il y a ainsi plusieurs niveaux où chacun peut exister, l’un des buts du groupe
étant finalement de faire en sorte que chacun puisse articuler sa propre
singularité – mais nous retrouverons cette idée essentielle plus loin.
3) cela m’amène enfin à évoquer
un autre mode de passage : le mode de passage d’une position de discours à
l’autre – ceci évidemment en référence à la théorie des quatre discours de
Lacan où ce qui importe, c’est le passage d’une position de discours à l’autre,
personne n’ayant alors le monopole pour occuper la place de l’agent du discours
(sur cette articulation du désir et de la parole, de la place du sujet et de
celle de l’agent du discours, je vous renvoie à un bel article de Benjamin
Royer sur le GTPSI à paraître prochainement dans VST).
Pierre Laffitte m’a dit un jour
qu’avec le GTPSI, on avait presque affaire à un groupe de jazz : un
musicien monte en régime, les autres le poussent à son maximum, jusqu’à ce
qu’un autre prenne le relais, et ainsi de suite… C’est une image, juste une
image.
Mais dans le passage entre ces
différentes positions et ces différents niveaux discursifs, où apparaissent à
nu les effets de langage et où s’expérimente un usage
sans filet de la parole (avec sa propre poétique et ses mouvements impromptus),
on perçoit bien comment il s’agissait pour le GTPSI de ne pas se figer
dans une seule structure de discours – comme c’est le cas dans un congrès par
exemple, ou dans une société savante, ou même comme je le fais ce soir – et de
conjurer autant que possible les tendances à l’entropie. Et si j’ai évoqué tout
à l’heure la formule de « ne pas s’en laisser passer une », je dirais
que c’est surtout le groupe lui-même qui ne s’en laissait pas passer une !
Comme
je l’explique dans mon livre, si le GTPSI a été pauvre en terme de contenus
propositionnels, il n’en a pas moins essayé de passer les concepts
opératoires au crible de la vie du groupe – un groupe dans lequel il y avait une prise en compte du
désir et de l’angoisse… Si un concept passait l’épreuve
de ce crible, alors c’est qu’il pouvait tenir le coup ! On pourrait le
dire tout aussi bien de chaque participant…
Il
s’agit donc d’un usage de la parole qui non seulement essaie de tenir compte,
comme je l’ai déjà dit, de la dimension inconsciente, de l’engagement du désir
et de l’implication de chacun (comme disait Fernand Oury en pédagogie
institutionnelle : « Quand des élèves entrent dans une classe, ils
n’accrochent pas leur inconscient au portemanteau ! » - en réunion,
c’est pareil) mais qui surtout essaie de penser la situation du psychiatre non
pas en restant extérieur au problème, dans une position d'extériorité, détaché,
caché derrière un statut ou un savoir, mais en tentant de prendre à
bras-le-corps, en travaillant (comme on le dit du « travail du
rêve ») les effets transférentiels et contre-transférentiels, les effets
de pouvoir, etc., aussi bien au niveau de l’existence même du groupe – qui
était toujours aux prises avec sa propre « finitude », toujours en
train de se remettre en cause ou sur le point de se dissoudre, d’éclater –, aussi
bien donc au niveau de la précarité du groupe que de
la pensée produite par le groupe.
Quand
Tosquelles dit, dès la première séance du GTPSI en juin 1960 :« Le
véritable métier de psychiatrie (sic), c’est le problème du groupe,
c’est-à-dire les troubles de l’insertion de l’individu dans le groupe »,
c’est en quelque sorte le problème même du GTPSI qu’il exprime, celui que le
GTPSI, à travers ses différentes thématiques, à travers la reprise de
différents outils conceptuels, mais surtout à travers son mode d’élaboration
collective, essaiera de penser : celui de l’articulation entre l’individu
et le groupe.
Au
cours de cette même séance, en juin 1960, Oury avait d’ailleurs lui aussi
formulé le problème dès le début : « Je
voudrais qu’on essaye d’articuler ce qui se passe entre le malade et là où il
se trouve », dit-il ; soit articuler ce qui se passe entre le malade
et le milieu, entre le malade et un lieu, entre le malade et les autres
personnes, entre le malade et la collectivité, autrement dit entre l’individu
et le groupe, encore une fois… Et nous sentons bien qu’il y a là un
soucis commun, une visée commune – qui va nous
permettre d’aborder maintenant une autre dimension du problème.
Car
vous vous rendez compte, je suppose, que jusqu’ici j’ai parlé de « groupe »
plus que de « collectif ». C’est justement toute la question.
J’ai
parlé tout à l’heure de deux niveaux d’approche de cette problématique du
« collectif ». Après avoir décrit le GTPSI à la fois comme un groupe situé, une expérience collective historiquement
datée, et à la fois comme une machine discursive préservant l’hétérogénéité, le
deuxième niveau de problématique à distinguer est à
mon sens le suivant : le terme de « collectif » – et là vous
noterez que j’emploie le substantif – le terme de « collectif » ne
renvoie pas à un groupe particulier, ni à une collectivité, ni à telle ou telle
organisation, ni à un rassemblement de gens, le « collectif » est un
concept, et un concept élaboré par Jean Oury.
Juste
une petite parenthèse : vous vous rappelez peut-être que Gilles Deleuze et
Félix Guattari, dans leur dernier ouvrage commun Qu’est-ce que la
philosophie ?, développent l’idée que la philosophie est une
fabrication de concepts et que ces concepts bien souvent sont
« signés » : ainsi « la substance » d’Aristote,
« le cogito » de Descartes, « la monade » de Leibniz, etc.,
autant de notions définies par et rapportées à des noms propres. Et bien, même
si Jean Oury ne s’est jamais prétendu philosophe, on peut dire que le concept
de « collectif », c’est lui qui l’a élaboré, c’est lui qui l’a signé.
Bien
sûr, d’autres concepts peuvent être associés au nom d’Oury : je pense par
exemple au « transfert dissocié », l’un des plus importants sans doute,
ou encore à la « sous-jacence », ou encore à la « double
aliénation », et beaucoup d’autres – tout cela fait partie de la même
boîte à outils. Mais le « collectif » est sans doute l’un de ses
concepts qu’il a le plus affiné.
Alors
il ne s’agit pas bien sûr ici de défendre la « petite propriété »,
chacun ayant le droit de faire ce qu’il veut d’un mot ou d’un concept… Oury
passait d’ailleurs son temps à détourner, à « cabosser »
les concepts – et la plasticité d’un concept
est un peu comme la plasticité du cerveau : c’est un gage de bonne
santé ! Mais il serait quand même dommage de se priver de la rigoureuse logique de ce concept, de son caractère
opératoire dans le champ psychiatrique en le noyant dans une généralité par
trop inconsistante.
Car il
me semble juste d’affirmer que, désormais, le concept de
« collectif » fait partie intégrante de la pensée psychiatrique comme
le concept d’« inconscient » appartient au corpus de la psychanalyse.
Et ce qui est intéressant pour nous, c’est que c’est pendant les séances du
GTPSI que Jean Oury a commencé à l’élaborer. Le « collectif » est
donc un concept, un concept plus clinique cette fois, et il faudra voir comment
il s’articule avec la dimension politique évoquée tout à l’heure…
Alors
je sais bien que vous avez déjà consacré une année ici à parler du
« collectif » à partir de l’un des rares séminaires de Sainte-Anne
publié du vivant d’Oury, celui de l’année1984-85 qui s’appelle justement :
Le collectif – aussi j’espère que mon intervention ne versera pas trop
dans la répétition… Mais je tiens vraiment à rouvrir le dossier, avec
une intention peut-être plus pédagogique qu’historique
ou épistémologique, car je souhaiterais mettre
en lumière quelques-unes des dimensions du « collectif » qui me
semblent incontournables.
Au passage,
j’ai cité tout à l'heure mon camarade Pierre Laffitte, et je me permets ici de
vous recommander de l’inviter lors d’une de vos prochaines soirées car il a
très précisément travaillé sur ce concept sur un plan logique, en tenant
lui-même un séminaire sur les séminaires d’Oury à Sainte-Anne, à commencer par
celui sur « le collectif ». Et je lui dois beaucoup d’éclairages sur
ces questions-là. En tant que sémioticien, à la fois digne héritier de la
pédagogie institutionnelle et excellent connaisseur de la pensée d’Oury, Pierre
Laffitte est à mon avis l’un des plus fidèles commentateurs et l’un des meilleurs
pédagogues qui soit sur les concepts cruciaux de la psychothérapie
institutionnelle.
Sans
vouloir retracer ici tout le chemin parcouru par Oury entre les
années 1960 et les années 1980 pour parvenir au développement de ce
concept, je rappellerai tout d’abord qu’au
début du GTPSI, l’usage que Jean Oury faisait du terme « collectif »
apparaît en complet décalage avec celui qu’il définira vingt-cinq ans plus
tard.
Dans les années
1960 en effet, la pensée d’Oury là-dessus est encore très influencée par celle
de Jean-Paul Sartre et notamment du Sartre de la Critique de la raison
dialectique – mais peut-être faut-il déjà dire un mot de ce livre (qu’Oury
cite souvent).
Dans
cet essai philosophique très compact, qui tente de déterminer les causes
historiques et sociales de l’aliénation – au sens marxiste du terme, Sartre
utilise en effet la notion de « collectif » comme quelque chose
d’assez générique, voire de général, dans
lequel il range toutes formes de rassemblements, de
regroupements ou de collectivités. Il y a d’ailleurs tout un chapitre qui
s’intitule « Les collectifs » où l’on voit qu’il y inclut aussi bien
l’opinion publique que les classes sociales, voire même le régime économique
d’une société.
Chez
Sartre, les « collectifs » sont placés du côté de la foule, de ce
qu’il appelle le « sériel » (qui renvoie à la fabrication
industrielle des objets ou des individus en série, avec le fameux exemple des
gens qui attendent le bus – cette « pluralité de solitudes »). Chez
Sartre, les « collectifs »
sont des « être sociaux inorganiques », c’est un tas de gens définis
par leur inertie, leur passivité, leur impuissance, ils appartiennent à
l’ordre – de ce qu’il appelle – le « pratico-inerte »,
qui est l’un des concepts majeurs de la Critique.
Le
« pratico-inerte » c’est le contraire de la praxis, si vous voulez,
ou plutôt c’est une « praxis aliénée » écrit Sartre, la praxis étant entendue par le philosophe comme un « dépassement
organisateur de l’être inerte vers la réorganisation du champ social » (dans
ce sens marxiste, la praxis désigne une situation où les agents
deviennent maîtres de leurs moyens de production et de la valeur
produite ; dans la PI, le concept inclut toute la dimension du désir et du
fantasme).
Ce que
Sartre range donc dans la catégorie du pratico-inerte, ce sont toutes les
collectivités passives dans lesquelles les individus sont aliénés, et ce qui
dépasse ce niveau de « forme passive », ce niveau de « groupe
pratico-inerte », c’est ce que Sartre appelle le « groupe en acte »
ou le « groupe en fusion » (cf la prise de la Bastille).
Vous
voyez ainsi que le « collectif », tel que l’entend Sartre, est
équivalent au « groupe pratico-inerte » ; et pour lui,
l’engloutissement dans le pratico-inerte, dans le collectif, c’est l’aliénation
de la liberté. On est loin ici d’une conception dynamique du collectif, c’est
le moins qu’on puisse dire ! C’est plutôt la notion de « groupe » qui
semble détenir quelques vertus opératoires, le groupe apparaissant alors comme
« une pluralité organisée ».
Je cite
Sartre : si un « groupe (comme organisation pratique, établie
directement par la praxis des hommes et comme entreprise concrète et actuelle)
ne peut se produire que sur la base d’un collectif », ce groupe,
écrit-il plus loin, « se constitue comme négation du collectif », comme
négation de la sérialité – on voit bien apparaître là l’opposition entre
« groupe » et « collectif »…
Ainsi,
dans la pensée dialectique de Sartre, un groupe ne peut se façonner, s’inventer
lui-même et faire preuve d’une liberté créatrice que s’il se dégage du
collectif, cette masse informe. Mais attention : si le groupe doit
s’arracher au collectif, ce même groupe est toujours menacé de se dégrader à
nouveau, de se pétrifier et de retomber dans le collectif… dans une sorte de
dialectique circulaire infernale.
C’est
d’ailleurs peut-être pour cette raison que bien plus tard, dans son Traité
de psychiatrie provisoire,
Roger Gentis, ancien membre du GTPSI, écrira :
« [La Critique de la raison dialectique] est un bouquin qui nous a beaucoup servi, et qui continue
à nous servir. L’enseignement pratique qu’on peut en tirer, dans notre pratique
de psychiatres institutionnels, c’est qu’il ne faut jamais viser un état
stable, se dire que quand on aura mené à bien telle réforme, quand on aura
obtenu ce pour quoi on se bagarre en ce moment, tout ira bien alors… »
Eh bien
non, dit Gentis, c’est pas comme ça que ça marche ! Il y a toujours le
risque que tout retombe, tout ce qu’on entreprend a vocation à se scléroser, à
se fossiliser (dans une thèse récente sur la notion d’analyse institutionnelle,
Valentin Schaepelinck associe le pratico-inerte à la pulsion de mort
freudienne). Gentis semble tirer ici les leçons de la politique de secteur qui
a trop souvent fini par perdre sa substance, et par se réduire à une simple
organisation administrative du territoire.
On
retrouve bien chez lui le souci du GTPSI de ne pas figer les positions, les
structures, les pensées, les praxis, le souci de défigement permanent évoqué
tout à l’heure. Mais je reviendrai là-dessus. (Je rappelle seulement que le
livre de Sartre, publié en 1960, soit l’année où la première rencontre du GTPSI
a eu lieu, était devenu le livre de chevet de plusieurs membres du GTPSI, sur
conseils d’Oury.)
Je n’ai
pas l’intention de développer ici davantage la théorie de Sartre mais j’ai
juste voulu situer son usage plutôt péjoratif et déficitaire de la notion de
« collectif », un usage qui sera celui que reprendra Jean Oury au
début des années GTPSI.
Par
exemple, au cours d’une discussion du GTPSI, une discussion difficile
remettant en cause, comme bien souvent, l’existence même du groupe, Oury
pointe le risque, je cite, que le GTPSI soit « un
groupe qui commence à ne plus l’être, un groupe qui se transforme en collectif,
et qui ne peut rien faire de plus que de se regarder ». On retrouve
bien là l’idée d’engluement et de passivité associée
au terme « collectif ». Ailleurs, il pointera également le risque que
des groupes puissent « dégénérer [en] Collectifs » – en employant
vraiment le verbe « dégénérer ».
Ce qui
est sûr, c’est qu’entre les années 1960 et les années 1980, l’usage du terme
« collectif » prend chez Oury un sens peut-être pas diamétralement
opposé – mais beaucoup plus riche et complexe. D’une notion un peu molle, figée
dans son informité pourrait-on dire, il fabrique un concept crucial,
incontournable pour toute praxis psychiatrique institutionnelle.
Je
voudrais maintenant vous indiquer quelques étapes de son cheminement en suivant
l’usage qu’il fait de ce terme « collectif » à travers plusieurs
textes, afin de dégager quelques soubassements théoriques importants.
Ceux
qui ont lu mon livre se souviennent peut-être que dans le chapitre qui traite
de la question du « groupe-sujet », j’indique la source sartrienne
commune à Oury et à Guattari (qui lui-même développera à ce moment-là ses
concepts de « groupe-sujet », de « groupe-assujetti » et de
« transversalité »). Mais dans un chapitre ultérieur intitulé
« Vers le pragmatisme », j’indique un début d’infléchissement
conceptuel d’Oury, notamment lors de la dernière rencontre du GTPSI en 1966.
Pour
comprendre cet infléchissement, il convient de s’appuyer sur ce que
j’appellerai, faute de mieux, une ligne de
force d’Oury, un enjeu primordial pour sa pensée, enjeu que l’on retrouvera
sous différentes formes tout au long de son parcours.
Je vous
ai déjà cité tout à l’heure le premier GTPSI de juin 1960, dans l’introduction
duquel Oury formule très clairement le problème : « Je voudrais qu’on essaye d’articuler ce qui se passe entre
le malade et là où il se trouve » ; et il interroge : « Comment
peut-on utiliser un milieu de travail pour soigner les gens ? ». On
voit bien, à partir du fameux thème de Hermann Simon (repris par
Tosquelles) : « Soigner l’hôpital », qu’il s’agit pour Oury de
faire en sorte que le « milieu de travail » devienne soignant.
Au
cours de la même séance, plus loin il poursuit : « ça fait des mois
que j’essaie de créer un collectif médical (…). Je ne crois pas que ce soit
véritablement un collectif, que ce soit l’expression collective d’un groupe de
personnes qui sont là pour quelque chose… enfin, le collectif ne s’explicite
pas encore assez pour porter le nom de collectif ; quoi qu’il en soit, il
faut d’abord le traiter comme tel, il faut qu’il advienne, on ne va pas
attendre qu’il existe, il faut le faire comme il se développe ». Au
passage, on trouve là parfaitement formulée la question… du collectif à venir.
Et plus
loin encore : « Admettons qu’il y ait cinq personnes qui forment
provisoirement ce qu’on appelle un « collectif médical ». Vu de
l’extérieur, ça fait un groupe de cinq. Il ne faut pas que ce soit un groupe au
sens ordinaire du terme, il faut distinguer une structure imaginaire qui est, à
mon avis, la faiblesse de l’histoire de l’analyse de groupe (…). Pour que, dans
l’établissement psychiatrique, le collectif devienne un organe de maîtrise,
c’est-à-dire d’élaboration de la loi (…) il ne faut pas que ce groupe de cinq
apparaisse en tant que groupe pour l’ensemble, sinon on risque un éclatement en
plusieurs sous-groupes, et quand on voudra chercher une loi d’ensemble, elle se
fera ailleurs à ce moment-là. C’est pour éviter que la loi de l’établissement
psychiatrique ne soit faite par d’autres » (pp 33-34 des Actes 1).
Vous
voyez donc que dès la première séance du GTPSI, Oury pose déjà très clairement
le problème qui l’anime et l’animera toujours, à savoir : qu’est-ce qui se passe, comment ça marche, quelle est la
logique qui fonctionne dans le milieu où nous sommes ? Et il
commence déjà à montrer la nécessité de réfléchir (de
complexifier) cette notion de « collectif » qui est encore à ce
moment-là toute emprunte de la pensée de Sartre.
Poursuivant
au fil des années GTPSI sa tentative de faire une « description
logique » toujours plus fine de son milieu de travail, Oury élargit
progressivement son champ de références et prend ses
distances avec ses conceptions antérieures. Il lance bientôt des coups de sonde
du côté de la logique pragmatique – qui deviendra une référence dominante chez
lui.
Ce
qu’il est important de relever, c’est que progressivement il se détache d’une
logique de la sérialité pour aller vers une logique qui tente d’intégrer « une
quasi infinité de facteurs ».
En 1966
(dernière année du GTPSI), cherchant une fois de plus à répondre à cette
question : « qu’est-ce qui se passe dans le lieu où nous
travaillons ? », il écrit : « Le problème qui se pose est
de savoir quel mode de structuration est nécessaire pour que les vecteurs
thérapeutiques puissent se développer » ; et il ajoute :
« Quelle est la topique de l’ancrage de
l’individu dans le Collectif ? »
Je
rappelle que cette question de la topique était une des ambitions théoriques du
GTPSI – pour aller au-delà d’une « psychanalyse appliquée » dans le
champ de la clinique des psychoses : « Y a-t-il une topique de la
PI ? », s’interrogeait Oury à l’époque du GTPSI (si le terme topique que nous connaissons en psychanalyse renvoie à une
théorie des lieux psychiques chez Freud, chez Oury on pourrait dire qu’il
s’agit de construire une théorie des lieux cliniques) – et on verra que
le Collectif sera ni plus ni moins un élément de réponse
à cette question.
Donc
après s’être demandé : « Quelle est la topique de l’ancrage de
l’individu dans le Collectif ? », Oury conclut sans surprise
que « cette articulation [individu / Collectif] suppose une théorie ».
Et c’est cette théorie qu’il va construire progressivement au cours des années
suivantes. Il me semble que c’est là en effet que commence à prendre
consistance cette idée que « l’articulation
du sujet au groupe [, ou du sujet] au Collectif » nécessite une
théorisation bien plus poussée qu’il ne l’a fait jusqu’à présent.
Pour
suivre ce fil rouge, voici quelques citations d’un article de la fin des
années 1960 où il commence à creuser ce « niveau systémique du
Collectif » :
-
« Le Collectif agit sur les individus : [il est constitué de]
systèmes d’oppression ou de libération, ou de modification de la
personnalité » ;
-
« Quand j’emploie le terme Collectif, il ne s’agit pas de n’importe quel
rassemblement mais d’institutions travaillées (au sens de la Durcharbeitung)
par une pensée psychothérapique » ;
-
« Ce qui est représenté dans le Collectif n’est pas l’individu en chair et
en os, mais est toujours un « représentant », au sens de
« représentant qui tient lieu de représentation » de Freud (Vorstellung
Represantanz) ».
On voit
là comment il commence à introduire l’autre jambe, soit la question du sujet de
l’inconscient, dans une problématique qui ne marchait jusque là que sur une
jambe.
Autre
citation où il parle des « réunions » sans toutefois que la
distinction soit encore bien établie entre « réunion »,
« groupe » et « collectif » : « Les [réunions] sont comme des « caissons noirs »
[cf le linguiste soviétique Saumjan]. (…) Nous sommes pris nous-mêmes comme
matériau de cette grande « machine abstraite ». Mais la notation
cybernétique ne suffit pas à représenter les phénomènes qui se jouent dans cet
espace d’une topologie particulière. Il s’agit bien plus d’une sorte de poème permanent
qui se fait et qu’il faut déchiffrer suivant des règles nouvelles ». Cette
notion de « machine abstraite » deviendra la métaphore centrale du
« collectif ».
On voit
déjà bien, à travers ces quelques remarques et citations, se dessiner deux
grands motifs de la pensée du collectif en gestation, qui nous intéressent ici
au premier chef :
1) Premier
motif : le milieu où nous travaillons – l’hôpital, l’établissement, le
service, etc. – est quelque chose à déchiffrer – et ça ne va pas de soi de le
déchiffrer. Il y a quelque chose qui se passe – comme dans une boîte noire on constate ce qui rentre et ce qui en sort
mais il y a quelque chose d’inaccessible dans son fonctionnement interne – et
il manque encore un concept permettant de comprendre
ce qui se passe, permettant ce travail de décryptage, de déchiffrement… et
en particulier de ce qui ne se voit pas (les
approches psychosociologiques traditionnellement
utilisées ne suffisant pas à rendre compte de ces phénomènes).
2) Second
motif : le Collectif met en question les investissements personnels de
l’individu et ce qui fonde la nécessité de le penser autrement, c’est justement
son articulation avec l’individu. J’insiste là-dessus, qui est absolument
essentiel : sur le fait que le Collectif – soit le concept qui
manque encore, le concept à venir – doit s’inscrire
dans cette articulation, cet agencement, ce rapport entre le milieu et
l’individu – un individu qui, comme tout individu, manifeste du désir
inconscient, autrement dit le « sujet » plutôt que « l'individu ».
Je peux
vous citer encore un autre extrait de ces années-là qui va dans le même
sens :
- « Ce
que nous nommons le Collectif est un ensemble qui obéit à des lois très
particulières ; ces lois ne sont pas des lois de psychosociologie au sens
habituel du terme ; le Collectif présente une inertie relativement
indépendante des intentions de la population qui y séjourne. Nous l’avons
souvent comparé à un ensemble transfini, c’est-à-dire à un domaine local qui
surdétermine d’une certaine façon les événements qui s’y passent, mais qui, en
même temps, intègre dans sa texture des vecteurs historiques contemporains
(problèmes de l’Etat, répercussion des événements mondiaux, etc.). Cet ensemble
fait pression sur les événements internes, cette pression est une forme
d’aliénation sociale. Il est donc nécessaire d’avoir accès à cette sorte de « machine »
pour pouvoir se dégager quelque peu de cette aliénation. »
Encore
une fois, on comprend bien que fabriquer un outil pour avoir accès à cette
machine complexe constituera tout le travail d’élaboration du concept de
Collectif.
Pour
résumer, au cours de ces années, on constate qu’Oury tantôt range le
Collectif du côté des machines, justement, tantôt du
côté des structures, tantôt du côté des ensembles transfinis (cf
Maldiney), tantôt il en fait une « institution », tantôt un
système de systèmes, tantôt un poème, tantôt il essaie de le définir
« comme un contexte, au sens linguistique du terme », tantôt
il le présente « comme étant un ensemble de
signes »... Bref, il puise, il pioche, il prélève les outils qui
l’intéressent dans différents champs, dans différentes boîtes à outils,
et il
essaie de les articuler pour voir si ça marche.
…Pour
finir par formuler très clairement ce qui est en question : « Le fonctionnement de l’institution, inséparable de sa
théorisation constante, ne peut s’appréhender que sur ce fond infiniment
complexe de systèmes qui s’inscrivent dans l’ensemble du Collectif ».
C’est donc « ce fond infiniment complexe de systèmes », ou, dit-il
encore, cet « ensemble de mécanismes structurés » entre le milieu et
l’individu qu’il s’agit de penser.
Ce sont
là les prémisses de ce qui sera formulé clairement plusieurs années après car on commence déjà à percevoir en effet que :
- le
Collectif sera une théorie du milieu (ou du groupe) et de son articulation avec
l’individu ;
- en
conséquence, en langage de la PI : le Collectif
sera un concept lié à la formation des groupes mais indissociable du sujet de
l’inconscient ;
autrement
dit :
- le Collectif
sera le lieu (cf la topique institutionnelle) où s’articule l’aliénation
transcendantale du sujet et l’aliénation sociale ;
- soit
la surface d’inscription où s’articulent la double aliénation ;
- le
Collectif, à un niveau abstrait, conceptuel, organisera donc la rencontre de la
réalité sociale et du fantasme singulier, il rendra possible l’embrayage de la
réalité sur la logique du fantasme.
On voit
donc que dès les années 1970, beaucoup de composantes sont déjà répertoriées.
Et dans son séminaire de l’année 1984-85, Oury va rassembler toutes ces
réflexions, tous ces éléments épars (un séminaire qui sera suivi de « La
décision » et « La vie quotidienne »). Ainsi, au cours de la
première séance en 1984, où il déroule tout ce que n’est pas le Collectif, il
pourra annoncer : « Notre but est qu’une organisation d’ensemble
puisse tenir compte d’un vecteur de singularité : chaque usager doit être
envisagé (…) de la façon la plus singulière. ».
De
même : « …pour que ça puisse fonctionner dans le respect de la
problématique de chacun dans sa singularité », il faut « essayer de
formuler quelque chose d’un peu plus concret au sujet des possibilités de faire
des systèmes collectifs où l’on puisse vivre d’une façon très
personnalisée ». Ou encore : il faut « que chacun puisse
articuler quelque chose de sa singularité, même dans un milieu collectif »
– autant de déclinaisons d’une même
pensée.
Mais
pour pouvoir penser cela, « une véritable diacritique de la vie en groupe,
dans un Collectif, est nécessaire », nous rappelle sans cesse Oury. Ce
qu’il nomme la fonction diacritique, c'est la
distinctivité, distinguer les choses, les niveaux, les lieux, séparer les
plans, etc. (en phonologie, cela renvoie au découpage en unités pertinentes).
On
retrouve toujours cette intention de déchiffrage… et c’est pourquoi, très tôt,
dès la fin des années 1960 - le début des années 1970, il insistera beaucoup
sur la « distinction, qui [lui] semble capitale, entre Collectif, groupe
et institution ».
C’est
donc au cours de la première séance de son séminaire en 1984 qu’Oury dit qu’il
faut inventer « une machine à traiter l’aliénation » : ce
Collectif qui « est une fonction plus qu’une
structure [et] dont la finalité essentielle est de faire fonctionner toutes les
structures institutionnelles dans une dimension psychothérapique ».
Comment
collectivement pouvoir traiter chacun dans sa singularité ? Sur le plan de
l’organisation collective, on ne peut prendre en charge autrui en tant que
singulier que s’il y a mise en place matérielle d’une distinctivité qui permet
l’hétérogénéité, dit depuis toujours Oury – et ce dès la première séance
du GTPSI où il cherchait déjà à établir une tablature de distinctivité à partir
des lois de la phonologie.
Le
concept de Collectif d’Oury est donc la résolution d’un problème logique :
comment articuler une logique collective – avec toute la complexité que ça
représente – avec la logique de la singularité ?
Je vais
vous citer un extrait d’un séminaire de Sainte-Anne d’octobre 1994 où il
raconte l’archéologie de son concept : « Etant petit, (…) j’étais très influencé par une machine
(…). C’était une machine un peu surréaliste, c’était une machine à coudre. (…)
Une vraie, avec des pédales, des courroies, (…) avec une petite couille en
acier qui bouge (…). Le résultat de tout ça, avec des grandes roues, des
pédales, des courroies, le pied qui remue, etc. ? (…) Eh bien le miracle
s’accomplissait à chaque fois, avec une seule aiguille qui piquait point par
point. C’est pour ça que je suis à La Borde ! Je vais reconstruire une
machine à coudre collective fantastique !». Et il conclut : « C était le miracle de la singularité à partir d’une
machinerie collective ».
Prenons-le
encore par un autre bout : au début des années 1970, il émet l’hypothèse
que pour « créer un lieu d’existence pour le psychotique, lieu à
potentialité de transfert [il est important de distinguer] deux
variables : l’une étant une variable de la Fonction club, l’autre une
variable de la Fonction Collectif ». Et il écrit « en première
approximation » la formule du lieu :
Lieu =
f(club) x f(Collectif)
Comment
créer un lieu d’existence pour les psychotiques ? (Cf quelle topique pour
la PI ?) Les deux questions se rejoignent et la « Fonction
Collectif » en apparaît comme un opérateur essentiel.
(Commentant ce point, Pierre Laffitte met en évidence une homogénéité de
structure entre la formule du lieu institutionnel et celle du fantasme (S/ x
(a))...)
En
conclusion : de même qu’il « ne faut
pas tomber dans le ridicule de croire qu’on peut voir [le désir inconscient] ou
l’attraper » – sauf par la queue comme Picasso, on ne peut pas plus voir
un Collectif ni l’attraper. Le Collectif n’est
pas un groupe réel considéré dans ses dimensions sociales, interrelationnelles,
voire inconscientes. On ne peut pas l’objectiver,
il ne se voit pas, il n’existe pas (c’est un « lieu » qui n’existe pas, même s’il « ek-siste » au niveau
logique). C’est une catégorie abstraite, un concept, un champ transcendantal
pragmatique (K. Popper), c'est-à-dire ce qui constitue la condition de possibilité pour l’émergence d’une situation
pratique où le désir, et donc le sens, peuvent circuler.
Il ne s’agit pas de réifier le
concept (c’est un outil qu’on utilise ou pas), mais
on rejoint ici sa dimension politique :
- le
Collectif est un concept d’efficacité politique de mise en place d’un
milieu ;
- le
Collectif est un outil fondamental pour une politique de la singularité, donc
une politique de la folie.
Produire du collectif, ce n’est
pas simplement regrouper des gens (des salariés dans un bureau ne forment pas
un collectif, mais des militants qui réfléchissent à leur pratique non plus,
pas plus qu’un groupe de travail – pas plus que le GTPSI). Produire du
collectif, c’est produire des conditions de possibilité.
Alors le GTPSI était-il un groupe
qui produit du collectif ? Peut-on fabriquer du collectif comme on
fabrique du soin ? Sans doute le GTPSI
a-t-il été un lieu d’élaboration du concept de « collectif », et la
lecture des archives de ce groupe de travail donne à voir la naissance de ce
concept. Sans doute aussi, en tant qu’expression d’un moment exceptionnel de
l’histoire de la psychiatrie, et grâce à la mise en
jeu de chacun de ses membres dans des discussions sans concessions, a-t-il
permis de créer des conditions de possibilité pour penser la psychiatrie
autrement qu’en position de surplomb, autrement qu’en extériorité.
C’est
là qu’est né le Collectif en tant que concept in progress, un concept
toujours à venir, puisqu’un Collectif ne peut qu’être toujours à venir…
Sur « Le Collectif à
venir » : je ne peux éviter de mettre cette expression en résonance
avec celle de « peuple à venir » chez Deleuze – qui écrivait pour un
« peuple qui manque encore » comme Jean Genet écrivait pour les
morts... Cette expression chez Deleuze renvoyant à un personnage
conceptuel : le « peuple qui manque » est une
« fonction » de la pensée – comme le « collectif ».
En
faisant la généalogie du concept de « collectif », j’ai essayé de
vous montrer deux choses :
1)
D’une part, chez Oury, le mot même de « collectif » a subi en
l’espace de vingt ans une série de transformations, d’évolutions allant vers
toujours plus de complexité ; d’un terme général, il a construit un
concept opératoire dans le cadre d’une praxis
restreinte, locale, forcément changeante d’un milieu à l’autre. En faisant
signifier à ce terme de « collectif » quasiment le contraire de ce
qu’il signifiait au départ, on peut dire qu’il l’a proprement décongelé, en
révélant toute la richesse dont il était porteur. Bref, il en a fait une
machine à défiger les mots et les choses.
Eviter
que tout se pétrifie, éviter que des discours ou des pratiques se
referment sur eux-mêmes, empêchant l’émergence d’un sens toujours précaire, se donner les moyens d’affronter le danger de
l’imaginarisation, de la sclérose, de la fossilisation, du pratico-inerte, tel
est le sens toujours actuel (ou à jamais inactuel) du
« collectif » : un concept propre à la réinvention permanente,
donc toujours à venir.
Un
concept en cohérence avec une pensée psychiatrique qui nous indique
qu’on n’en a jamais fini de penser la folie, qu’on en est toujours aux « préalables
à toute clinique des psychoses » et que l’énigme de la folie s’accommode
mal de positions qui évacuent la complexité. Après tout, c’était aussi une
leçon freudienne : Freud n’a jamais considéré ses hypothèses théoriques
comme définitives, il en a changé jusqu’à la fin de sa vie. Dans le même ordre
d’idée, Félix Guattari, lui, considérait par exemple la clinique de La Borde
comme « une machine à retarder la prise en gelée des significations ».
Et vous vous rappelez ce
qu’exprimait Roger Gentis tout à l’heure : dès que l’on pense avoir
atteint une certitude, c’est foutu, dès qu’un outil théorique devient une
recette appliquée, c’est foutu. Et le jour où on voudra « appliquer »
les recettes de la PI, ça sera foutu ! La recette du collectif… La recette
du club… forcément ça ne pourra pas marcher. Puisque rien n’est jamais acquis
d’avance, et qu’il faut sans cesse tout remettre sur le métier…
2) D’autre
part, en tant que concept permettant de retarder la « prise en
gelée », le Collectif permet de rester en prise
avec le devenir, c’est une machine à maintenir le devenir du sujet / et le
devenir du groupe, car il permet de reconnaître au groupe sa singularité et au singulier sa place dans le groupe,
rendant ainsi possible une praxis instituante.
Voilà. Réussir à déchiffrer ce
qui se passe sur le terrain, au travail, entre les gens, afin « qu’une organisation d’ensemble puisse tenir compte d’un
vecteur de singularité », telle est la définition possible
du concept de « collectif », telle est aussi, sans doute, l’une des
grandes leçons à retenir des travaux et de l’expérience que nous a légués le
GTPSI, d’autant plus que ces travaux deviennent maintenant disponibles grâce
aux Editions d’une (www.gtspi.fr)