Le DSM-Roi La psychiatrie américaine et la fabrique des diagnostics de Michel Minard
Le DSM-Roi
La
psychiatrie américaine et la fabrique des diagnostics
Michel Minard
Editions
érès, Toulouse, 2013
Recension
par Pierre Delion
Se
succédant comme autant de rois de plus en plus puissants, leur majestés DSM sont
l’objet du dernier livre de Michel Minard, intitulé : Le DSM-Roi. On
savait que cet auteur avait du souffle, mais à la fin de la lecture de cet
essai, c’est le mien qui en est coupé d’admiration et d’estime pour le grand
œuvre qu’il a réalisé. Bien sûr le vertex de l’ouvrage est dirigé vers sa
conclusion d’une remarquable sagesse, faisant la part des choses entre les
différents courants de la psychiatrie, et tentant d’en appeler à une
intégration des éléments intéressants que chacun d’eux peut porter dans ses
théorisations et ses pratiques au service des patients qui sont les premiers
concernés : « Pas plus hier
qu’aujourd’hui, la psychiatrie ne peut prétendre être une science : c’est,
comme les autres spécialités médicales, une pratique sociale qui ne doit pas
manquer d’utiliser des outils et des concepts scientifiques divers
(mathématiques, physiques ; chimiques, biologiques, génétiques…) à chaque
fois que cela peut lui permettre d’accomplir des progrès dans son artisanat
thérapeutique quotidien. Et ce n’est pas en proclamant à cor et à cri une
révolution dans la psychiatrie qu’on prouve le caractère scientifique de cette
révolution, surtout quand on sait que Kuhn a consacré un chapitre entier de son
essai au caractère silencieux des changements de paradigme et au fait qu’ils
passent le plus souvent inaperçus ». Mais beaucoup plus largement,
Michel Minard nous dresse un tableau de la psychiatrie américaine, non
seulement avec le talent d’un historien, ce qu’il se défend d’être, mais
surtout avec l’expérience et la pensée sans cesse en mouvement du psychiatre
qu’il a été très longtemps, occupant divers postes, dont celui de Dax qui reste
marqué par l’empreinte de son travail et de celui de son équipe si dynamique et
créative.
L’ouvrage
se divise en trois grandes parties. Une première partie est consacrée à la
préhistoire des DSM, et nous fait assister à la naissance de la psychiatrie
américaine, en attribuant au passage des titres savoureux aux personnages
fondateurs de ladite psychiatrie : dans la famille de la psychiatrie
américaine, je demande le père et c’est Benjamin Bush qui s’avance. Je demande
la mère : et voilà Dorothea Lynde Dix. Et le fils ? Il s’agit de
Clifford Beers. Benjamin Bush, en digne père de la psychiatrie américaine, et
Dorothea Dix vont s’ingénier à créer une préoccupation pour les malades
mentaux, et plusieurs de leurs héritiers vont fonder une association sous
l’égide de Kirkbride notamment en 1844, qui deviendra
plus tard, après bien des remaniements, l’American Psychiatric Association en
1921, la plus puissante organisation psychiatrique du monde, au sein de
laquelle les DSM trouveront tout naturellement le creuset de leurs
développements successifs. La devise « Member
driven, science based, patient focused » peut sembler aujourd’hui
prémonitoire à ceux qui ont un jour pensé que la psychiatrie inspirée par le
courant psychodynamique, qui a un temps constitué la référence principale de
cette grande association, allait devoir compter avec la psychiatrie Evidence Based
Medicine, avant d’en être pratiquement évincée désormais. D’ailleurs, Michel
Minard reprend par le menu l’histoire de la psychanalyse aux Etats Unis à
partir des conférences données par Freud en 1909 à la Clark University, à la
demande de son président Granville Stanley Hall, en compagnie de Jung, de Ferenczi
et de Jones qui les a rejoint en provenance de Toronto. A la suite de ce voyage
resté célèbre dans l’histoire des idées, la psychanalyse va diffuser dans le
pays et les psychanalystes s’organiser pour créer des enseignements, des associations
diverses et des pratiques s’inspirant d’elle. Plusieurs hôpitaux vont
s’organiser autour des concepts psychanalytiques, tels le St Elisabeths
Hospital fondé le siècle précédent par Dorothea Dix, mais également Chesnut
Lodge et la Menniger Clinic, pour ne citer que les plus célèbres. C’est dans
ces lieux prestigieux que travailleront Harry Stack Sullivan, Frieda Fromm
Reichmann, Harold Searles, Heinz Hartmann et les Menninger. Mais Michel Minard
nous rappelle que si les idées de Freud ont pu se développer en terrain favorable,
c’est en partie grâce au travail effectué par deux grands philosophes William
James et Charles Sandor Peirce qui avaient préparé les esprits à l’accueil
d’une psychologie scientifique. Si le premier est très connu pour avoir diffusé
la philosophie pragmatiste, l’invention en incombe en réalité au second, de
quelques années son aîné. En appui sur la logique qu’il enseigne à l’Université,
Peirce démontre la pertinence du pragmatisme, idée qui sera reprise et
amplement développée par James.
Mais
à côté de l’implantation profonde de la psychanalyse dans le milieu
psychiatrique américain, une autre forme de psychologie allait faire son
entrée, le behaviorisme, avec Watson, puis Skinner. On sait que cette théorie
sera critiquée et dépassée par les travaux des cognitivistes avec notamment
Wiener, Bigelow et Rosenblueth, puis par Gardner, Newell et Simon. L’histoire
conservera le sigle confirmant leur alliance objective, les Thérapies
CognitivoComportementales.
Reprenant
cette histoire des débuts de la psychiatrie américaine, Michel Minard insiste
sur ses efforts classificatoires depuis sa naissance jusqu’aux premiers DSM.
Benjamin Bush lui-même avait déjà posé les bases d’une première classification
qui servira d’épure aux premiers travaux de l’APA. Profitant de l’essor de
l’idée d’hygiène mentale portée par Beers et Meyer (création du National
Committee of the Mental Hygien en 1909), Salmon, nommé directeur du NCMH,
favorisera l’élaboration d’un premier Statistical Manual for the Use of
Institutions for the Insane. Plusieurs classifications (Jeliffe et White,
Southard) verront le jour pour aboutir à la Standard en 1933. Dix ans plus tard,
sous l’influence du psychiatre psychanalyste Menninger devenu général de brigade durant la seconde guerre mondiale,
la Medical 203 est publiée, intégrant dans sa classification les pathologies de
guerre et les questions liées aux traumatismes.
Une
deuxième partie est consacrée aux deux premiers DSM I et II. Elle décrit la
naissance sous le président Truman du National Institute of Mental Health grâce
aux influences de Robert Felix et de Morton Kramer et la mise en route du
travail qui allait aboutir au DSM I en 1952 sous la direction de Georges
Raines. A la même époque la World Health Organization allait actualiser la classification
de Bertillon sous la forme de l’ICD 6. C’est également à cette époque qu’on
assiste à une efflorescence des psychothérapies en provenance des Etats
Unis : analyse transactionnelle, gestalt-thérapie, thérapie familiale
systémique. La psychanalyse est encore dominante et les travaux préparatoires
au DSM II sont menés par Gruenberg. La publication aura lieu en 1968. Mais au
cours de la décennie suivante, la psychanalyse, caricaturée par Woody Allen, trop
souvent devenue édulcorée et dévoyée, perd de son influence sur l’exercice de
la psychiatrie. Elle est dépassée par les tendances néo-kraepeliniennes de
« l’invisible college », et la task force qui prend en main les
travaux préparatoires du DSM III va d’ailleurs en évacuer tous les diagnostics
à connotations psychanalytiques. Gerald Klerman résume ainsi le credo des
néo-kraepeliniens : « La
psychiatrie est une branche de la médecine, la pratique psychiatrique doit être
fondée sur les résultats de connaissances scientifiques, elles-mêmes fondées
sur des études empiriques rigoureuses et non sur des interprétations
impressionnistes incohérentes, il existe une limite entre le normal et le
pathologique et cette limite peut être décrite de manière précise et
fiable. » Suivent plusieurs autres points tout aussi radicaux qui vont
désormais servir de politique au groupe de travail chargé de révolutionner le
DSM pour le mettre au service d’une science psychiatrique. Exit la
psychanalyse. Mais d’autres éléments vont venir jouer un rôle important dans
ces changements de paradigmes, et notamment l’expérience de Rosenhan qui envoie
quelques uns de ses étudiants se faire hospitalier dans des hôpitaux
psychiatriques en prétendant entendre des voix, et en sortir quelques temps
plus tard avec le diagnostic de schizophrène. La fiabilité des diagnostics se
voit alors fortement contestée, renforçant chez les membres de la task force
l’idée d’objectiver davantage sur des arguments à prétention scientifique les
diagnostics et les classifications. Deux autres éléments joueront un rôle
éminent, d’une part la bataille de l’homosexualité qui aboutira à la sortie du
diagnostic d’homosexualité du DSM III, et d’autre part la revendication des
vétérans des guerres américaines récentes pour faire reconnaître les séquelles
de leurs expériences de combat dans le cadre de la nouvelle classification.
Robert Spitzer sera la chairman du DSM III qui sortira en 1980. Il sera aidé de
façon décisive par Melvin Sabshin et Theodore Million.
Une
troisième partie décrit précisément les avatars survenus entre la sortie du DSM
III et celle du DSM IV, aussi bien les opinions favorables que les critiques
formulées à la fois par des scientifiques élevant le niveau des exigences pour
les travaux de la prochaine classification que par les antipsychiatres au
nombre desquels Szasz figure en bonne place, et également par les critiques des
interventions des laboratoires pharmaceutiques dans le « disease
mongering » (la fabrication-vente des maladies). Mais avant d’en arriver à l’édition du DSM IV,
Michel Minard passe en revue les différentes affaires survenues aux States en
rapport avec le diagnostic de « personnalité multiple », avec les
conséquences majeures que l’on connaît. L’exemple de l’affaire Ingram est
rappelée à cet effet, et montre les effets que les classifications peuvent
avoir sur la vie de centaines de personnes influençables. Ce sont enfin les
travaux préparatoires qui sont menés sous la houlette d’Allen Frances qui vont
aboutir à la sortie du DSM IV en 1994. Il prévient dans son introduction que
« le DSM ne doit pas être le seul
outil d’enseignement et qu’il ne doit pas être utilisé de manière trop
littérale. Le diagnostic psychiatrique n’est qu’une étape de l’évaluation et de
la formulation d’un problème clinique,
et n’a pas à être surestimé aux dépens d’autres étapes dans
l’établissement d’un traitement ».
Michel
Minard décrit ensuite le chemin périlleux vers le DSM V. Citant Blashfield, il
insiste sur les risques pris par « la
croissance des DSM évoquant le processus impossible à stopper d’un apprenti sorcier
». Plus avant, il fait une large part aux dévoiements coupables de l’APA avec
Big Pharma. Entre les « doughnuts
pour les médecins » (Moynihan et Cassels), et le modèle « un rendez vous, une pilule »
(Scharfstein), les dérives sont aussi nombreuses qu’incroyables et permettent
de mettre en doute la scientificité des recherches financées par les
laboratoires pharmaceutiques. De nombreuses exactions sont citées qui viennent
corroborer le passage du modèle bio-psycho-social au modèle bio-bio-bio. Les
conflits d’intérêts se succèdent et sont dénoncés dans la presse par des
journalistes scrupuleux qui exigent une transparence des financements occultes.
Le sénateur Chuck Grassley interpelle l’APA sur tous ces problèmes et demande
des comptes à ceux qui ont franchi la limite fixée par la déontologie médicale.
C’est à cette époque (2006) que Greenspan publie son Psychodynamic Diagnostic
Manual. D’inspiration psychanalytique, il prône une psychiatrie intégrative,
attachée à articuler les découvertes des neurosciences, les avancées des
différents traitements ayant fait la preuve de leur efficacité et les acquis
des théorisations psychodynamiques solides.
Bravant
toutes les autres classifications, la sortie du DSM V a lieu en mai 2013, sous
la direction de Kupfer, Dilip Jeste étant alors président de l’APA. Rapidement
il appert que cette édition est contestée très largement par des forces très
hétérogènes. Et Michel Minard de conclure son ouvrage par une synthèse des
difficultés rencontrées lors de la préparation et à la sortie du DSM V,
fortement critiquée à la fois par Spitzer et par Frances, les patrons des DSM
III et IV. Il passe les différents éléments contestés sous son microscope, et
nous montre à quel point cette nouvelle mouture va avoir des effets à la fois
sur les patients en augmentant passablement les candidats éligibles à un
diagnostic psychiatrique, notamment chez les enfants, en les soumettant à des
traitements à visée préventive aux conséquences potentiellement dangereuses, et
en les amenant à quitter les avatars de la normalité pour les conduire vers une
terre promise sans troubles mentaux essentiellement définie par les
laboratoires pharmaceutiques, et rappelant le roman de science fiction d’Ira
Lewin : « Un bonheur insoutenable ». Malgré ces critiques
majeures, la mondialisation du phénomène DSM voit ainsi confortée sa domination
sur la psychiatrie internationale faisant fi des spécificités anthropologiques
et risquant de réduire la prise en charge à la seule prescription chimique
préventive quand elle n’est pas déjà curative. « Que nos connaissances du comportement humain restent inassimilables à
des sciences biologiques, c’est ce que tous les opposants au modèle bio-bio-bio
de la psychiatrie américaine répètent sans cesse. Si Spitzer s’est démis du
mouvement néo-kraepelinien, c’est à cause du credo bio-bio-bio de ses membres.
C’est aussi ce que certains des artisans du DSM V découvrent de manière
cuisante, obligés qu’ils sont d’abandonner l’espoir d’un second et illusoire
changement de paradigme, en l’absence de marqueurs biologiques dont ils
espéraient tant la découverte
imminente ». Et Michel Minard ajoute facétieusement : « Tel l’incroyable monsieur Hulk sous les
coups de ses adversaires, le DSM va encore grandir, se renforcer et changer de
couleur. Mais que va-t-il bien pouvoir se passer demain ? »
Inutile de vous recommander la lecture de cet ouvrage somptueux sur la
psychiatrie américaine qui permet de comprendre les grands enjeux des
classifications devenues des instruments de pouvoir aux mains de psychiatres
dominants, et par delà les classifications criticables, les grands enjeux de la
psychiatrie de demain.