Cornelius Castoriadis"Le Bon Plaisir" et "Histoire d'une recherche", "Psychanalyse et Politique" ...

En guise d’introduction à la lecture de Castoriadis pour le séminaire, je vous renvoie le lien vers deux émissions de très bonne qualité:

 "Le Bon Plaisir" de Cornelius Castoriadis
Voici le lien vers l’émission 

Katharina von Bulow s'entretient avec le philosophe grec Cornelius Cornelius. 
Avec Alain Connes, Daniel Cohn-Bendit, Mickaël Lévinas, Jacques Lacarrière, Monique Veilletet, Marc Henri Boisse -
"BON PLAISIR", France Culture - 1996.04.20.


A télécharger : 

Version PDF : Psychanalyse et politique Castoriasis
Version PDF : ENTRETIEN CASTORIADIS





Et plus dense Castoriadis: histoire d’une recherche


Le lien vers un travail sérieux et intéressant sur l’imaginaire selon  Castoriadis sous la direction de Sophie Klimis et de Laurent Van Eynde
Il s’agit du Cahier Castoriadis numéro 1
Une lecture qui demande un peu de temps mais vaut le détour
  






Par Cornelius Castoriadis*

Ceux qui ont écrit sur les rapports entre psychanalyse et politique se sont fixés, pour la plupart, de manière unilatérale sur des formulations isolées de Freud ou sur ses écrits d’excursion et d’incursion dans les domaines de la philosophie de la société et de l’histoire (Malaise dans la civilisation, L’Avenir d’une illusion, Moïse). On en a presque toujours tiré des conclusions « pessimistes » ou même « réactionnaires » sur les implications de la psychanalyse quant aux projets de transformation sociale et politique Les psychanalystes eux-mêmes, pour autant qu’ils expriment – rarement – un avis sur ces questions, ont montré un empressement paresseux et suspect à se contenter de ces « conclusions ». Pour ce faire, il fallait négliger ou passer sous silence d’autres œuvres (par exemple Totem et Tabou) et d’autres formulations de Freud sur lesquelles j’ai attiré l’attention ailleurs2. Mais aussi, ce qui est beaucoup plus grave, on a ce faisant occulté des questions de substance fondamentales, et beaucoup plus importantes que les « opinions » de Freud. Quelle est la signification de la psychanalyse elle-même, comme théorie et comme pratique ? Quelles en sont les implications, qui certainement n’ont pas été toutes explorées par Freud ? N’a-t-elle rien à voir avec le mouvement émancipatoire de l’Occident ? L’effort de connaître l’inconscient et de transformer le sujet n’a-t-il aucun rapport avec la question de la liberté, et avec les questions de la philosophie ? La psychanalyse aurait-elle été possible en dehors des conditions social-historiques qui ont été réalisées en Europe ? La connaissance de l’inconscient ne peut-elle rien nous apprendre concernant la socialisation des individus, donc aussi les institutions sociales ? Pourquoi la perspective pratique qui est celle de la psychanalyse dans le champ individuel serait-elle automatiquement frappée de nullité lorsqu’on passe au champ collectif ? Il faut bien constater que ces questions ne sont que très rarement posées, et jamais de manière satisfaisante. Je résume et j’élargis, dans les lignes qui suivent, les conclusions d’un travail de vingt-cinq ans3.

Je commencerai par un mot de Freud que je trouve profondément vrai. A deux reprises, Freud a déclaré que la psychanalyse, la pédagogie et la politique sont les trois professions impossibles4. Il n’a pas expliqué pourquoi elles étaient impossibles […]. Il semble que nous pourrions évoquer une raison assez forte, rendant au moins la psychanalyse et la pédagogie presque impossibles : c’est que les deux visent à changer les êtres humains. Pourtant les choses ne sont pas si simples. Un psychiatre comportementaliste (en fait, pavlovien), un « pédagogue » comme le père du président Schreber, les gardiens d’un camp de concentration nazi ou stalinien, les agents du Minilove, et O’Brien lui-même (Orwell, 1984), agissent tous pour changer des êtres humains – et, souvent, ils réussissent.

Mais, dans tous ces cas, la fin de l’activité est déjà complètement déterminée dans l’esprit de l’agent : il s’agit d’éradiquer, dans l’esprit et l’âme du patient, toute trace d’un penser et d’un vouloir propres. L’agent utilise des moyens tout autant déterminés, et il est censé contrôler pleinement ces moyens et le processus d’ensemble […]. Son savoir peut évidemment comprendre aussi une certaine connaissance des processus psychiques profonds, comme l’a montré Bruno Bettelheim dans son analyse des linéaments rationnels du traitement des prisonniers dans les camps nazis : il s’agissait de briser l’image de soi du prisonnier, de démolir ses repères identificatoires. Avant Bettelheim et indépendamment de lui, Orwell avait vu cela clairement et profondément dans 1984. Ce sont aussi ces considérations qui me font parler de politique, en discutant la phrase de Freud, et non pas de « gouvernement » (Regierung) : « gouverner » les hommes, par la terreur ou par la manipulation douce, peut être ramené à une technique rationnelle, à une action zweckrational, instrumentale ou rationnelle quant aux moyens, selon l’expression de Max Weber.

Mais rien de ce qui vient d’être dit ne peut être appliqué à la psychanalyse. Aussi ouvertes que soient les discussions sur les visées et les fins ou la fin de l’analyse, l’objectif que l’analyste essaie d’atteindre ne peut pas être aisément défini en termes déterminés et spécifiques […]. Freud est revenu à plusieurs reprises sur la question de la fin et des fins de l’analyse, en en donnant des définitions diverses et apparemment différentes. Une des plus tardives, selon moi la plus riche, la plus prégnante et la plus risquée, c’est le célèbre Wo es war, soll Ich werden, où était Ça, Je dois/doit devenir. J’ai déjà commenté longuement cette formulation ailleurs5 et je me borne à résumer mes conclusions. Si – comme semble malheureusement l’impliquer la suite immédiate du texte de Freud – nous comprenons cette phrase comme voulant dire : le Ça, le Es, doit être éliminé ou conquis par le Je, le Ich, asséché et cultivé comme la Zuyder Zee, nous nous proposerions un objectif à la fois inaccessible et monstrueux6. Inaccessible, puisqu’il ne peut pas exister d’être humain dont l’inconscient a été conquis par le conscient, dont les pulsions sont soumises à un contrôle complet par les considérations rationnelles, qui a cessé de phantasmer et de rêver. Monstrueux, puisque si nous atteignions cet état, nous aurions tué ce qui fait de nous des êtres humains, qui n’est pas la rationalité mais le surgissement continu, incontrôlé et incontrôlable de notre imagination radicale créatrice dans et par le flux des représentations, des affects et des désirs. Au contraire, une des fins de l’analyse est de libérer ce flux du refoulement auquel il est soumis par un Je qui n’est d’habitude qu’une construction rigide et essentiellement sociale. C’est pourquoi je propose que la formulation de Freud soit complétée par : Wo Ich bin, soll auch Es auftauchen, là où Je suis/est, Ça doit aussi émerger.

L’objectif de l’analyse n’est pas d’éliminer une instance psychique au profit d’une autre, mais d’altérer la relation entre instances. Pour ce faire, elle doit altérer essentiellement l’une de ces instances : le Je, ou le conscient. Le Je s’altère en recevant et admettant les contenus de l’inconscient, en les réfléchissant et en devenant capable de choisir lucidement les impulsions et les idées qu’il tentera de mettre en acte. En d’autres termes, le Je a à devenir une subjectivité réfléchissante, capable de délibération et de volonté. Le but de l’analyse n’est pas la sainteté ; comme a dit Kant, personne n’est jamais un saint. Ce point est décisif : il oppose explicitement l’analyse à toutes les éthiques fondées sur la condamnation du désir, et donc sur la culpabilité. Je désire vous tuer – ou vous violer – mais je ne le ferai pas. A comparer avec Matthieu 5, 27-28 : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Mais moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle. » Comment l’analyse pourrait-elle jamais oublier le fait cardinal qui la fonde, que nous commençons notre vie en regardant une femme pour la désirer (quel que soit notre sexe), que ce désir ne peut jamais être éliminé et, plus important encore, que sans désir nous ne deviendrons jamais des êtres humains et même, nous ne pourrions tout simplement pas survivre.

J’ai parlé de relation altérée entre instances psychiques.

On peut la décrire en disant que le refoulement laisse la place à la reconnaissance des contenus inconscients, et la réflexion sur eux, et que l’inhibition, l’évitement ou l’agir compulsifs laissent la place à la délibération lucide. L’importance de ce changement ne se trouve pas dans l’élimination du conflit psychique [mais] dans l’instauration d’une subjectivité réflexive et délibérante, qui a cessé d’être une machine pseudo-rationnelle et socialement adaptée et a reconnu et libéré l’imagination radicale au noyau de la psyché.

Je traduis le werden de Freud par devenir (qui est son sens exact) et non pas par « être » ou même « advenir », car la subjectivité que j’essaie de décrire est essentiellement un processus, non pas un état atteint une fois pour toutes. C’est aussi pourquoi je dirai que nous pouvons élucider la fin de l’analyse, non pas la définir strictement. Ce que j’appelle le projet d’autonomie, au niveau de l’être humain singulier, est la transformation du sujet de manière qu’il puisse entrer dans ce processus. La fin de la psychanalyse est consubstantielle avec le projet d’autonomie.

Cette fin ne peut pas être atteinte, ni même approchée, sans l’activité propre du patient : remémorer, répéter, perlaborer (durcharbeiten). Le patient est l’agent principal du processus psychanalytique […].

Ainsi, la psychanalyse n’est pas une technique, et il n’est même pas correct de parler de technique psychanalytique. La psychanalyse est une activité pratico-poiétique, où les deux participants sont des agents. Le patient est l’agent principal du développement de sa propre activité. Je l’appelle poiétique, car elle est créatrice : son issue est (doit être) l’auto-altération de l’analysant, c’est-à-dire, rigoureusement parlant, l’apparition d’un autre être. Je l’appelle pratique, car j’appelle praxis l’activité lucide dont l’objet est l’autonomie humaine et pour laquelle le seul « moyen » d’atteindre cette fin est cette autonomie elle-même.



De ce point de vue, la situation de la pédagogie est très semblable. La pédagogie commence à l’âge zéro, et personne ne sait quand elle se termine. L’objectif de la pédagogie […] est d’aider le nouveau-né, ce hopeful et dreadful monster, à devenir un être humain. La fin de la paideia est d’aider ce faisceau de pulsions et d’imagination à devenir un anthropos, [soit] un être autonome. On peut tout aussi bien dire, se rappelant Aristote, un être capable de gouverner et d’être gouverné.

La pédagogie doit, à chaque instant, développer l’activité propre du sujet en utilisant, pour ainsi dire, cette même activité propre. L’objet de la pédagogie n’est pas d’enseigner des matières spécifiques, mais de développer la capacité d’apprendre du sujet – apprendre à apprendre, apprendre à découvrir, apprendre à inventer. Cela, bien entendu, elle ne peut le faire sans enseigner certaines matières – pas plus que l’analyse ne peut progresser sans les interprétations de l’analyste. Mais, de même que ces interprétations, les matières enseignées doivent être considérées comme des marches ou des points d’appui servant non seulement à rendre possible l’enseignement d’une quantité croissante de matières, mais à développer les capacités de l’enfant à apprendre, découvrir et inventer. La pédagogie doit nécessairement aussi enseigner – et de ce point de vue on doit condamner les excès de plusieurs pédagogues modernes. Mais deux principes doivent être fermement défendus :

– tout processus d’éducation qui ne vise pas à développer au maximum l’activité propre des élèves est mauvais ;

– tout système éducatif incapable de fournir une réponse raisonnable à la question éventuelle des élèves : pourquoi devrions-nous apprendre cela ? est défectueux.



[Sur] l’immense sujet des relations entre psychanalyse et pédagogie, il faut dissiper au moins un malentendu. La psychanalyse ne postule pas l’existence d’un être humain intrinsèquement « bon », pas plus qu’elle ne croit – comme Reich, Marcuse ou quelques idéologues français du « désir » – qu’il suffit de laisser les désirs et les pulsions s’exprimer pour aboutir au bonheur universel. On aboutirait plutôt, dans un tel cas, au meurtre universel. Pour la psychanalyse – comme aussi, en fait, pour le sens commun et pour les penseurs depuis Platon et Aristote jusqu’à Diderot –, un être humain adulte a nécessairement intériorisé un nombre immense de contraintes externes qui forment, désormais, une partie intégrante de sa psyché. Du point de vue psychanalytique, un tel être a renoncé à la toute-puissance, a accepté que les mots ne signifient pas ce qu’il voudrait qu’ils signifient, a reconnu l’existence d’autres êtres humains dont les désirs, la plupart du temps, s’opposent aux siens, et ainsi de suite. Du point de vue social-historique, il a intériorisé, virtuellement, la totalité de l’institution donnée de la société et, plus spécifiquement, les significations imaginaires qui organisent, dans chaque société particulière, le monde humain et non humain, et lui donnent un sens.

Ainsi, du point de vue psychanalytique, la pédagogie est (doit être) l’éducation du nouveau-né qui l’amène à l’état décrit plus haut, comportant l’inhibition minimale de son imagination radicale et le développement maximal de sa réflexivité. Mais, du point de vue social-historique, la pédagogie devrait élever son sujet de telle sorte qu’il intériorise, et donc fasse beaucoup plus qu’accepter, les institutions existantes, quelles qu’elles soient. Il est clair que nous arrivons ainsi à une antinomie apparente, et à une question profonde et difficile. Cela nous conduit à la politique, et au projet d’autonomie comme projet nécessairement social, et non pas simplement individuel.

Avant de l’aborder, une remarque encore sur le terme freudien d’impossibilité par lequel nous avons commencé. L’impossibilité de la psychanalyse et de la pédagogie consiste en ceci qu’elles doivent toutes les deux s’appuyer sur une autonomie qui n’existe pas encore afin d’aider à la création de l’autonomie du sujet. Cela apparaît, du point de vue de la logique ordinaire, la logique ensembliste-identitaire, comme une impossibilité logique. Mais l’impossibilité semble aussi consister, en particulier dans le cas de la pédagogie, en la tentative de faire être des hommes et des femmes autonomes dans le cadre d’une société hétéronome et, au-delà de cela, dans cette énigme apparemment insoluble, aider les êtres humains à accéder à l’autonomie, en même temps que – ou bien que – ils absorbent et intériorisent les institutions existantes.

La solution de cette énigme est la tâche « impossible » de la politique – d’autant plus impossible qu’elle doit, ici encore, s’appuyer sur une autonomie qui n’existe pas encore afin de faire surgir l’autonomie. C’est le sujet que nous devons maintenant aborder.



La psychanalyse vise à aider l’individu à devenir autonome : capable d’activité réfléchie et de délibération. De ce point de vue, elle appartient pleinement à l’immense courant social-historique qui se manifeste dans les combats pour l’autonomie, au projet émancipatoire auquel appartiennent aussi la démocratie et la philosophie. Mais, comme je l’ai déjà indiqué, elle doit d’emblée faire face, comme la pédagogie, à la question des institutions existantes de la société. Dans le cas de la pédagogie, cela est immédiatement manifeste. Dans le cas de la psychanalyse, la rencontre avec l’institution existante est la rencontre avec le Je concret du patient. Ce Je est, pour une part décisive, une fabrication sociale : il est construit pour fonctionner dans un dispositif social donné et pour préserver, continuer et reproduire ce dispositif – c’est-à-dire les institutions existantes. Celles-ci ne se conservent pas tellement par la violence et la coercition explicite, mais surtout par leur intériorisation par les individus qu’elles fabriquent.

Les institutions, et les significations imaginaires sociales, sont des créations de l’imaginaire radical, de l’imaginaire social instituant, la capacité créatrice de la collectivité anonyme, telle qu’elle se manifeste clairement, par exemple, dans et par la création du langage, des formes de famille, des mœurs, des idées, etc. La collectivité ne peut exister que comme instituée. Ses institutions sont, chaque fois, sa création propre, mais presque toujours, une fois créées, elles apparaissent à la collectivité comme données (par les ancêtres, les dieux, Dieu, la nature, la Raison, les lois de l’histoire, les mécanismes de la concurrence, etc.). Elles deviennent ainsi fixes, rigides, sacrées. Il y a toujours, dans les institutions, un élément central, puissant et efficace, d’auto-perpétuation (et les instruments nécessaires à cette fin) – ce que l’on appellerait, en psychanalyse, la répétition ; le principal parmi ces instruments est, comme déjà dit, la fabrication d’individus conformes. J’appelle cet état de la société l’hétéronomie ; le heteros, l’autre, qui a donné la loi n’est personne d’autre que la société instituante elle-même, laquelle doit, pour des raisons très profondes, occulter ce fait. J’appelle autonome une société qui non seulement sait explicitement qu’elle a créé ses lois, mais qui s’est instituée de manière à libérer son imaginaire radical et à être capable d’altérer ses institutions moyennant sa propre activité collective, réflexive et délibérative. Et j’appelle politique l’activité lucide dont l’objet est l’institution d’une société autonome et les décisions concernant les entreprises collectives. Il est immédiatement évident que le projet d’une société autonome perd tout sens s’il n’est pas, en même temps, le projet qui vise à faire surgir des individus autonomes – et réciproquement.

Il existe en effet une analogie éclairante (certainement pas une identité ou une « homologie structurale ») entre les questions et les tâches qu’affronte le projet d’autonomie dans le champ individuel et dans le champ collectif. Dans le cas de l’hétéronomie, la structure rigide de l’institution et l’occultation de l’imaginaire radical, instituant, correspondent à la rigidité de l’individu socialement fabriqué et au refoulement de l’imagination radicale de la psyché. Dans la perspective du projet d’autonomie, nous avons défini les visées de la psychanalyse et de la pédagogie comme, premièrement, l’instauration d’un autre type de relation entre le sujet réflexif – sujet de pensée et de volonté – et son inconscient, c’est-à-dire son imagination radicale, et, deuxièmement, la libération de sa capacité de faire, et de former un projet ouvert pour sa vie et y travailler. Nous pouvons, de manière similaire, définir la visée de la politique comme, premièrement, l’instauration d’un autre type de relation entre la société instituante et la société instituée, entre les lois chaque fois données et l’activité réflexive et délibérante du corps politique, et, deuxièmement, la libération de la créativité collective, permettant de former des projets collectifs pour des entreprises collectives et d’y travailler. Et nous pouvons pointer le lien essentiel entre les deux que constitue la pédagogie, l’éducation, la paideia : car comment pourrait-il y avoir une collectivité réflexive sans individus réflexifs ? Une société autonome, comme collectivité qui s’auto-institue et s’auto-gouverne, présuppose le développement de la capacité de tous ses membres de participer à ses activités réflexives et délibératives. La démocratie, au sens plein, peut être définie comme le régime de la réflexivité collective ; on peut montrer que tout le reste découle de cette définition. Et la démocratie ne peut exister sans individus démocratiques, et réciproquement. Cela aussi est un des aspects paradoxaux de l’« impossibilité » de la politique.

Nous pouvons montrer encore plus clairement la solidarité intime entre les dimensions sociale et individuelle du projet d’autonomie à partir d’une autre considération. La socialisation de la psyché, et même sa simple survie, exige qu’elle reconnaisse et accepte le fait que ses désirs nucléaires, originaires, ne peuvent jamais être réalisés Dans les sociétés hétéronomes, cela a toujours été accompli non pas par la simple interdiction des actes, mais surtout par l’interdiction des pensées, le blocage du flux représentatif, le silence imposé à l’imagination radicale. Comme si la société appliquait à l’envers, pour les lui imposer, les voies de l’inconscient. A la toute-puissance de la pensée inconsciente, elle répond en essayant d’induire la pleine impuissance de cette pensée, et finalement de la pensée tout court, comme seul moyen pour limiter les actes. Interdire la pensée est ainsi apparu comme la seule manière d’interdire les actes. Cela va beaucoup plus loin que le « surmoi sévère et cruel » de Freud : l’histoire montre que cela a entraîné une mutilation de l’imagination radicale de la psyché. Nous voulons des individus autonomes, c’est-à-dire des individus capables d’une activité réfléchie propre. Mais, à moins que nous n’entrions dans une répétition sans fin, les contenus et les objets de cette activité, et même le développement de ses moyens et méthodes, ne peuvent être fournis que par l’imagination radicale de la psyché. C’est là que se trouve la source de la contribution de l’individu à la création social-historique. Et c’est pourquoi une éducation non mutilante, une véritable paideia, est d’une importance capitale.

Je reviens à ce que j’ai appelé l’énigme de la politique. Une société autonome implique des individus autonomes. Les individus deviennent ce qu’ils sont en absorbant et intériorisant les institutions ; en un sens, ils sont l’incarnation principale de ces institutions. Nous savons que cette intériorisation n’est rien moins que superficielle : les modes de pensée et d’action, les normes et les valeurs, et finalement l’identité même de l’individu comme être social, dépendent tous d’elle. Dans une société hétéronome, l’intériorisation de toutes les lois – au sens le plus vaste de ce terme – serait sans effet, si elle n’était pas accompagnée par l’intériorisation de la loi suprême, ou méta-loi : tu ne mettras pas en question les lois. Mais la méta-loi d’une société autonome ne peut être que celle-ci : tu obéiras à la loi – mais tu peux la mettre en question ; tu peux soulever la question de la justice de la loi – ou de sa convenance […].

Nous pouvons maintenant formuler la solution de notre énigme, qui est en même temps l’objet premier d’une politique de l’autonomie, à savoir démocratique : aider la collectivité à créer les institutions dont l’intériorisation par les individus ne limite pas, mais élargit leur capacité de devenir autonomes. Il est clair qu’à partir de cette formulation, combinée avec le principe d’égalité impliqué par le pluriel : les individus, on peut dériver les règles principales d’une institution pleinement démocratique de la société (et, par exemple, aussi bien les droits de l’homme que l’impératif de l’octroi à tous de possibilités effectives égales de participation à toute forme de pouvoir qui pourrait exister) […].

L’autonomie n’est pas une fin en soi ; elle est aussi cela, mais nous voulons l’autonomie aussi et surtout pour être capables et libres de faire des choses. Ce point est toujours oublié par la philosophie politique désincarnée et ratiocinante de notre époque. Une politique de l’autonomie est partie prenante de toutes ces tâches ; elle n’est ni le psychanalyste, ni le pédagogue, ni la conscience de la société, mais elle constitue une dimension essentielle de sa réflexivité. Comme telle, elle doit agir sur des êtres humains en les posant comme autonomes afin de les aider à atteindre leur propre autonomie, sans jamais oublier que la source ultime de la créativité historique est l’imaginaire radical de la collectivité anonyme. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre pourquoi la politique est une « profession impossible », comme la psychanalyse et la pédagogie, et même impossiblement plus impossible que celles-ci étant donné la nature et les dimensions de son partenaire et de ses tâches.



Je terminerai avec quelques remarques sur la question la plus importante de toutes, qui est commune à la psychanalyse et à la politique.

Les institutions sociales dominent les individus parce qu’elles les fabriquent et les forment : totalement, dans les sociétés traditionnelles, à un degré très important encore dans nos sociétés libérales. C’est ce que signifie l’intériorisation des institutions par l’individu tout au long de sa vie. Le point décisif ici est l’intériorisation des significations – des significations imaginaires sociales. La société arrache l’être humain singulier à l’univers clos de la monade psychique, elle le force d’entrer dans le monde dur de la réalité ; mais elle lui offre, en échange, du sens – du sens diurne. Dans le monde réel créé chaque fois par la société, les choses ont un sens ; la vie et (d’habitude) la mort ont un sens. Ce sens est la face subjective, la face pour l’individu, des significations imaginaires sociales.

Cette Sinngebung, donation de sens, ou mieux Sinnschöpfung, création de sens, est le moment crucial et dur. Or la psychanalyse n’enseigne pas un sens de la vie. Elle peut seulement aider le patient à trouver, inventer, créer pour lui-même un sens pour sa vie. Il n’est pas question de définir ce sens à l’avance et de manière universelle […].

Mais pourquoi l’analyse si souvent échoue, ou devient interminable ? […]. Je pense que la mort joue […] un rôle décisif dans la question, mais pas exactement de la manière que Freud avait en vue.

Une analyse interminable est caractérisée essentiellement par la répétition. Elle est comme la névrose à un niveau plus élevé : elle est de la répétition redoublée. Pourquoi cette répétition ? En abrégeant une longue discussion, on peut dire : la répétition au sens pertinent ici, c’est-à-dire la petite monnaie de la mort, est la voie qu’utilise le patient pour se défendre contre la réalité de la mort pleine. L’analyse échoue ou devient interminable, en premier lieu, en raison de l’incapacité du patient (et de l’analyste qui travaille avec lui) d’accepter la mort de celui qu’il était pour devenir une autre personne ; cela Freud le savait bien, même s’il l’a décrit en utilisant d’autres termes. Mais aussi, beaucoup plus important, en raison de l’incapacité du patient – et ici celui-ci est nécessairement seul – d’accepter la réalité de la mort réelle, totale, pleine. La mort est le roc dernier contre lequel l’analyse peut se briser.

La vie, nous le savons tous, contient et implique la précarité continuellement suspendue du sens, la précarité des objets investis, la précarité des activités investies et du sens dont on les a dotées. Mais la mort, nous le savons également, implique l’a-sensé de tout sens. Notre temps n’est pas du temps. Notre temps n’est pas le temps. Notre temps n’a pas du temps.

L’analyse n’est pas finie (et la maturité n’est pas atteinte) avant que le sujet ne soit devenu capable de vivre au bord de l’abîme, pris dans ce double nœud ultime : vis comme un mortel – vis comme si tu étais immortel [...].

Ces banalités légendaires, comme aurait dit Jules Laforgue, trouvent un équivalent fondamental au niveau social, donc aussi politique. Les sociétés hétéronomes réalisent une Sinnschöpfung, une création de sens, pour tous, et imposent à tous l’intériorisation de ce sens. Elles instituent aussi des représentants réels ou symboliques d’un sens pérenne et d’une immortalité imaginaire auxquels, de diverses manières, tous sont supposés participer. Il peut s’agir du mythe de l’immortalité personnelle, ou de la ré-incarnation. Mais il peut s’agir aussi de la pérennité d’un artefact institué – le Roi, l’Etat, la Nation, le Parti – auquel chacun peut, tant bien que mal, s’identifier.

Je pense qu’une société autonome n’accepterait rien de tout cela (au niveau public, j’entends), et qu’une des difficultés principales, sinon la difficulté, qui confronte le projet d’autonomie est la difficulté pour les êtres humains d’accepter, sans phrase, la mortalité de l’individu, de la collectivité et même de leurs œuvres.

Hobbes avait raison, mais pas pour ses raisons à lui. La peur de la mort est la pierre angulaire des institutions. Non pas la peur d’être tué par le voisin – mais la peur, tout à fait justifiée, que tout, même le sens, se dissoudra.

Personne, évidemment, ne peut « résoudre » le problème qui en résulte. Il ne pourra l’être, s’il l’est, que par une nouvelle création social-historique et l’altération correspondante de l’être humain et de son attitude à l’égard de la vie et de la mort.

Entre-temps, il serait certainement très utile de réfléchir aux réponses partielles qu’ont données à ce problème les deux sociétés où le projet d’autonomie a été créé et poursuivi – la société grecque ancienne et la société occidentale. En particulier, on ne peut manquer d’être frappé par l’énorme différence de ces deux réponses, et de la relier à d’autres aspects importants de ces deux tentatives de créer une société démocratique. Mais c’est là une question immense, qu’il faudra reprendre ailleurs.



Cornelius Castoriadis*



*

Frédéric Lallemand
*Philosophe, psychanalyste, sociologue et économiste (1922 - 1997).
(1) Conférence à la New School for Social Research de New York, dans le cadre des colloques Hannah Arendt, le 25 octobre 1987. Publié in Le Monde morcelé, Paris, Seuil, 1990 ; rééd. « Points Essais », 2000.
(2) « Épilégomènes à une théorie de l’âme... », dans Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978.
(3) L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1978 ; Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986.
(4) L’idée est dans « Analyse terminable et interminable » (1937). Elle était déjà exprimée dans la préface écrite par Freud pour le livre d’Aichhorn, Verwahrloste Jugend, où elle est présentée comme un bon mot traditionnel. Freud parle en fait de « gouvernement » (Regierung). Mais, comme on le verra dans la suite du texte, le « gouvernement » au sens traditionnel ne soulève pas les problèmes discutés ici.
(5) L’Institution imaginaire de la société, p. 138-146 [rééd., p. 150-158] ; Les Carrefours du labyrinthe, p. 29-122 [rééd., p. 33-157]. La phrase discutée de Freud vient des Nouvelles Leçons d’introduction à la psychanalyse (1933). Ailleurs et fréquemment, Freud parle de domptage ou apprivoisement (Bändigung) des pulsions.
(6) Freud, évidemment, savait cela parfaitement, comme le montrent plusieurs formulations dans « Analyse terminable et interminable ».
Cornélius Castoriadis



------------------------------------------------------------------------------------------

Castoriadis dans le Labyrinthe 1/2 - La psychanalyse et l'autonomie

J'ai fini le premier tome des Carrefours du Labyrinthe de Cornelius Castoriadis, voici un premier billet faisant la synthèse de deux chapitres qui concernent la psychanalyse et son élucidation par Castoriadis, avant, demain, de revenir sur un volet économique.
Epilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science
CastoriadisMalgré une novation radicale, la psychanalyse n’a fait qu’amplifier les apories datant du Timée concernant l’âme. Elle n’est pas scientifique parce que son objet est signification vivante (logoi embioi), par définition et, quoiqu’en disent les structuralistes, indécomposable. Sa novation : l’analyse n’est pas théorie de son objet, mais pratico-poiétique : faire parler son sujet – on aurait aujourd’hui le sentiment que cela découle d’une théorie, en réalité ce n’est fondé que lorsque l’analyste entre lui-même dans le projet de l’anto-analyse : se comprendre pour se transformer. Projet de transformation, pas de savoir ! Il faut donc tenir qu’une transformation du sujet est possible (« Où Ça était, Je dois devenir »). Mais elle se voudrait scientifique, et est née d’un « rendre compte et raison », mais selon un principe qui apparaît aussitôt vide : si tout énoncé était nécessairement vrai ou faux même à propos de l’avenir, il n’y aurait plus rien de contingent, ni de vérité puisque nous ne pourrions plus nous penser origine de ce qui sera (Aristote). L’individu est irréductible : la psychanalyse n’échappera pas à cette aporie : quidde la création (et même, si l’on peut déceler de la répétition, cela signifie que tout ne se répète pas) ? Si le passé n’était pas création, nul besoin d’y revenir : la cure est la prise de conscience de l’autocréation ! Et la question de la topique, laissée à l’abandon après Freud [cf. les neurosciences] Elle ne peut pourtant pas être une simple métaphore, mais ne peut trouver conceptualisation scientifique, et cela ni par accident ou provisoirement, mais par essence. « Mais ce qui ne se laisse pas calculer, se laisse encore penser. » Philosophique, mais pas philosophie (activité pratico-poïétique), la psychanalyse peut élucider un pan de la philosophie : celui de la liberté de l’Homme face aux déterminations : il doit tout vivre comme sens, sens qui subit des distorsions historiques (chez l’individu, chez la société). Sublimation et réalité sociale : ces questions ne doivent pas être esquivées, mais courageusement affrontées (autocréation par l’imaginaire social et individuel).

La psychanalyse, projet et élucidation

1960-75 : la psychanalyse parisienne se décompose et Un destin si funeste (1976) de Roustang en est une illustration. Roustang dépasse le lacanisme pour interroger la psychanalyse, Castoriadis y répond.
Pour Roustang, le lacanisme est un monstrueux circuit aliéné et aliénant, mais ne fait que répéter le péché originel de la psychanalyse dont la théorie est le « délire de plusieurs ». Mais Roustang lui-même oublie/nie l’inscription de la psychanalyse dans le social-historique et semble vouloir sauver la théorisation lacanienne en ne mentionnant pas sa pratique, pris qu’il est dans l’idéologie de la « maîtrise » : l’abjection de la pratique lacanienne correspond au refus de l’altérité, tout serait soumis à la répétition et l’inane combinatoire de la structure. Ainsi pour Lacan, ainsi pour Freud ? Mais Castoriadis montre que la pratique freudienne se faisait en dépit de sa théorie, alors que chez Lacan, les deux étaient en phase. Chez Freud en effet : possibilité de penser une autre situation individuelle ; le meurtre du père n’est possible qu’avec le pacte des frères (refus de la maîtrise). Privé d’assurance théorique, privé d’assurance pratique, l’analyste a besoin d’une prothèse : dogme codifié, ou pouvoir d’un seul (maître). Alors destin funeste ? On ne peut déjà pas comparer la situation de Freud avec toutes celles ultérieures puisque Freud, dans une position unique, a institué la psychanalyse et son histoire. L’occultation de l’histoire, de la socialité, de l’individu, de la création, est un point aveugle de la théorie psychanalytique. L’imagination radicale est dévoilée et en même temps recouverte par Freud.
Se pose la question de la volonté, du projet de l’analyste, plus que son « désir ». Est-ce l’élucidation, la pensée, l’autonomie du patient ? Les sociétés psychanalystes qui calquent le rapport maître – disciple sur le modèle de la famille ne peuvent s’y résoudre. Pourtant, le disciple n’est pas le fils, le modèle familial est lui-même daté et inscrit dans une société. Et puis, pour l’idéologie parisienne, la pensée n’existe pas, mais seule la théorie, délire de plusieurs quand le délire serait la théorie d’un seul. Exit la question de la vérité ! Cette conception les oblige à avoir la même théorie et donc à forcer les autres à l’adopter : violence, maîtrise, esclavage. Or l’étayage sur le social-historique, la création, c’est ce que Freud tentait de penser avec la sublimation, évidemment marginalisée par tous ses suiveurs.
Objet psychanalytique : la transformation  du sujet. Quelle transformation ? Je à la place de Ca ? Quel Je ? Un Je-norme sociale ? C’est de fait ce qui va l’emporter, avec le risque pour la psychanalyse de devenir un lieu de conservation de l’ordre social. Mai 68 (l’histoire !) a emporté le structuralisme, la psychanalyse s’est alors diluée dans le n’importe quoi médiatique et biodégradable. La suite de son histoire ?
Posté par Assouf à 19:20 -  - Commentaires [1] - Permalien [#]


-------------------------------------------------------------------------------------------

Un article intéressant extrait des cahiers du MAUSS




Quelle est la place de la psychanalyse dans le mouvement émancipatoire de l’Occident ? L’effort de transformer le sujet n’a-t-il aucun rapport avec la question de la liberté, et avec la politique ? Telles sont à peu de choses près les questions que se posait, il y a plus de vingt ans, déjà Cornélius Castoriadis. Ces questions, à la faveur de ce numéro sur l’émancipation, nous voudrions les reprendre sinon à nouveaux frais théoriques, à tout le moins à partir de la conjonction de l’expérience analytique et de la question de l’altérité. On sait que c’est bien autour de l’énigme d’une altération, d’un devenir autre que se constitue, dans une large mesure, l’expérience analytique en tant que telle et, en tout état de cause, c’est là la piste que nous voudrions suivre en faisant un bout de chemin avec Castoriadis, qui voyait dans le processus analytique le mouvement d’altération du Je, ou du conscient. « Le Je » s’altère « en recevant et en admettant les contenus de l’inconscient, en les réfléchissant et en devenant capable de choisir lucidement les impulsions et les idées qu’il tentera de mettre en acte » [1990a, p. 141]. Si, au fil de la réflexion et de l’enquête, nous aurons l’occasion de mobiliser d’autres auteurs, le point de départ avec Castoriadis ne saurait être fortuit, c’est surtout lui qui a tenté de rapprocher l’événement de la politique et l’événement de la psychanalyse en leur prêtant le même enjeu : « L’autonomie des êtres humains » [1999, p. 280]. On essaiera donc d’emprunter le sillon qu’il a tracé pour tenter d’approcher l’expérience analytique comme pratique et dans ce qu’elle suppose comme dynamique d’émancipation et, chemin faisant, revenant sur la manière dont quelques pensées au XIXe siècle ont cherché à conceptualiser l’émancipation, on tentera d’esquisser succinctement un lien entre psychanalyse et politique.





Pratiques et poïétiques analysantes

2Par sa manière d’obvier au social, même si le processus de la cure y est pour ainsi dire accroché et relié, par son inscription dès ses premiers moments dans un mouvement dont la question de l’achèvement est en suspens, la question du sujet, la question du qui se pose immédiatement pour la psychanalyse. Cette question du qui n’est pas renvoyée à une identité cristallisée dans des qualités et des attributs mais, précisément, au mouvement qui se déploie dans la cure [1][1]On reprend ici la distinction développée dans le champ.... La demande du patient ne relève pas de l’état mais du passagedans la confrontation à un obstacle qui paralyse, à une impasse, un échec, un échouage qui se répète. En ce sens, la cure apparaît comme un dispositif réflexif où la question du qui peut-être posée dans une certaine distance à l’égard des conditions à la fois sociales et psychosociales dans lesquelles se cristallise généralement l’identité. Elle se pose d’emblée dans la déprise de ce que serait d’emblée l’analysant : son statut social et professionnel, ses caractéristiques socioculturelles, même si les uns et les autres, évidemment, restent en toile de fond et pourront être ressaisis à la faveur d’un accident, d’un événement, d’une tension. Irait-on jusqu’à dire qu’il y va, dans les conditions préalables à la cure, d’en passer par la déposition de ce que l’on estpour mieux mettre en œuvre le mouvement autrement complexe d’un quiirréductible dans la perlaboration à un état, mais relevant d’un devenir ? L’être est devenir et jamais tout à fait réductible à la fétichisation des attributs, mais la cure, à partir du dispositif analytique, rouvre pour ainsi dire artificiellement un laboratoire à ce devenir dans les temporalités latérales que sont les séances. L’analysant se saisit des fragments biographiques passés, pétrifiés et, les interrogeant, les soumet à nouveau au devenir. L’aujourd’hui lui-même est aussibien repris dans les va-et-vient entre le présent et le passé et passé au crible de la réflexivité particulière de la cure. Les interprétations que l’analyste formule au patient roulent sur ce présent criblé mais aussi anticipent sur le devenir du patient. « Ce dont l’interprétation essaie de faire sens ne fait sens que comme acte de quelqu’un que l’analysant visible n’est pas et en qui il ne se reconnaît de prime abord pas. » [Castoriadis, 1990b, p. 191]. L’interprétation provoque un déplacement, « un jeu [2][2] Au sens où, précisément, on dit qu’une machine qui... » pour laisser passer le changement, passage non sans labilité puisque, avec sa dimension d’indétermination, elle est au risque d’un passage à l’acte du patient qui reviendra réflexivement à l’analyste pour l’interroger sur son interprétation et sur la manière dont celle-ci est entrée dans les conditions efficientes de tel ou tel acte. Dans ce « jeu » où quelque chose se ressource et s’anticipe, une subjectivation, bon an mal an, se glisse et c’est dans ce « glissement », cet interstice, que comme tel le psychanalyste se constitue en « passeur d’être », aidant les personnes à passer « à une forme où elles peuvent recréer leur vie » [Sibony, 2007, p. 197].
3C’est en ce sens qu’il faut entendre Castoriadis et la définition qu’il donne de la psychanalyse comme activité pratico-poïétique. « Je l’appelle poïétique, car elle est créatrice : son issue est (doit être) l’auto-altération de l’analysant, c’est-à-dire, rigoureusement parlant, l’apparition d’un autre être. Je l’appelle pratique, car j’appelle praxis l’activité lucide dont l’objet est l’autonomie humaine et pour laquelle le seul « moyen » d’atteindre cette fin est cette autonomie elle-même. » [1990a, p. 146]. Le dispositif analytique met en scène, dans l’opacité du cabinet de l’analyste, la possibilité du passage, la possibilité de rejouer le devenir… la possibilité d’un devenir autre ou d’un devenir altéré ne serait-ce que dans l’altérité minimum de la remémoration avec l’autre qu’est l’analyste : entendre son passé dans l’écoute de l’autre. À partir des rêves et des lapsus, l’interprétation formule des segments de sens contradictoires pour la logique vigile, des souhaits incompatibles, l’ambivalence des affects, les mêmes images reprises dans des enchaînements qui devraient s’exclure ou s’annuler les uns les autres ; c’est dans ces écarts que se réactive le sujet dans la relation à l’altérité. Le célèbre Wo es war, soll Ich werden, selon lequel où était Ça, Je dois/doit devenir est à entendre comme le mouvement ou le Je s’altère en recevant et en admettant les contenus de l’inconscient, en les réfléchissant et en devenant capable de choisir les impulsions et les idées qu’il tentera de mettre en acte. Le Je, eu égard à ces éléments de l’inconscient, a à devenir une subjectivité réfléchissante, il tourne et retourne les fragments biographiques de manière à en délibérer et à en décider. Il ne suffit pas de retrouver l’événement déclenchant, le trauma. Il ne suffit pas de faire resurgir le passé enfoui. Il y aurait là un causalisme hérité de l’atmosphère positiviste qui régnait au temps de Freud. Le changement n’est possible que par un acte symbolique qui redonne au patient l’accès au jeu de sa vie ; acte symbolique qui lui ouvre le possible ; faute de quoi il ne saurait proprement se décider : « Seul l’acte symbolique le décide, en tant que cet acte est infondé, ou fondé sur cette pure transmission d’être, et le désir d’être partie prenante. » [Sibony, 2007, p. 240]. Avec l’analyste, l’analysant ouvre un potentiel poïétique, un potentiel de création où passe « de l’existence », où le sujet se retrouve différent.Castoriadis s’étonne encore des variations d’intensité qui caractérisent cette création et qui caractérisent aussi les possibilités de « frayage », dit-il, car il ne s’agit pas seulement de mots, mais aussi de ces énergies qui supposent de prélever dans des réserves pour un nouveau départ [3][3] Sur la question des intensités biographiques et historiques,.... Dans un parallèle entre psychanalyse et histoire, il évoque le passage du paganisme au christianisme ; un Jean-François Lyotard aurait pu évoquer, lui, le mouvement révolutionnaire de déchristianisation en s’inspirant des travaux de Guérin sur La Lutte des classes sous la première république[4][4] Voir, de Jean-François Lyotard : « Futilité en révolution »....

Entre analyse et émancipation

4Précisément, ce qui fait l’originalité du point de vue de Castoriadis sur la psychanalyse et l’émancipation, c’est cette mise en parallèle constante entre fait individuel et privé et fait collectif et public. Pour lui, la psychanalyse relève de la même configuration intellectuelle et culturelle que la démocratie dans le combat pour l’autonomie ; l’une et l’autre relèvent de la réflexivité ; là où, dans la société non démocratique, la norme et la loi sont hétéronomes, manifestées par l’interdit sur les pensées, le blocage du flux représentatif, le silence imposé à l’imagination radicale, la démocratie passe par l’activité réflexive délibérative sur les conditions de l’être ensemble et des individus eux-mêmes autonomes, c’est-à-dire des individus capables d’une activité réfléchie propre [Castoriadis, 1990a, p. 148]. Il n’est pas sûr que la psychanalyse, tout comme l’émancipation d’ailleurs, relèvent de l’autonomie ; c’est toutefois au rapprochement de l’une et de l’autre que l’on voudrait librement s’essayer [5][5] On laissera en effet de côté, dans ce dialogue avec....
5Contre toute déviation théoriciste ou spéculative, il s’agit, dans la psychanalyse, de transformation et non de savoir [1978, p. 38]. Cette transformation se passe dans une relation à une autre personne. Il ne s’agit pas de l’application d’une technique, il s’agit d’une praxis, de l’action d’une personne qui se propose d’en aider une autre à accéder à ses potentialités de réalisation [1999, p. 282]. Une partie de l’histoire de la psychanalyse se condense dans cette relation. Là où, dans le discours des hystériques, la psychiatrie, du temps de Freud, ne voyait que des déchets du fonctionnement psychique produits par la maladie, Freud, lui, a entendu un sens et entendu que ce sens était visée d’un sujet. On peut mesurer combien pouvait sembler alors singulière cette démarche consistant à écouter les patientes et les patients comme sujets, même et surtout là où ils n’apparaissaient pas comme tels, à leur imputer leurs paroles et leurs symptômes au lieu de les attribuer à des chaînes causales externes [1978, ibid.]. L’originalité de Freud est dans cette relation à la parole et dans sa mise en écho, en écart, ou en réflexion, dans le dispositif de la cure qu’Anna O. désigna pour la postérité comme une « talking cure ».
6Le déplacement que Freud provoque, peut-être plus encore sur le plan éthique que sur le plan épistémique, en ouvrant l’écoute à la souffrance et aux impasses de pensée qui inhibent, peut être rattaché à la philosophie des lumières : à la possibilité pour l’individu de découvrir et d’agir sur son mode propre de régulation [cf. Ansart-Dourlen, 1 985]. Mais il faut aussi en mesurer la dimension d’égalité au sein de la relation d’asymétrie de la cure et comment elle déplace de manière originale les partages entre savoir et pouvoir constitutifs de la relation d’inégalité. En ayant pour enjeu une pratique et un mouvement coopératif d’autotransformation, la cure comme telle ne saurait confisquer le savoir en condition du pouvoir et de domination sous peine de faillir à son objectif. Le savoir qui circule est un savoir certes dont on ne saurait nier la dissymétrie mais c’est un savoir à deux qui nourrit le changement et qui ne se cristallise pas dans une relation unilatérale, entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. C’est en ce sens qu’il ne saurait avoir l’effet réifiant qui a marqué les déviations biologiques ou médicales de la psychiatrie instaurant un rapport technique avec le patient, et c’est au demeurant ce que ne cesse de lui reprocher la représentation technique du soin en objectant qu’elle ne « marche pas ». En effet, pourrait-on dire, en revenant sur cette métaphore mécanique, elle ne « marche pas » parce que l’humain, dans les sociétés modernes, « joue » : au sens où on l’a laissé entendre, il est non seulement en écart à sa fonction sociale et à son identité assignée mais aussi en écart à lui-même.
7Sans doute Freud a-t-il puisé dans les formes d’accompagnement aux confins du religieux et du laïc qui traversent l’histoire occidentale, et nous ne saurions refaire ici les chemins suivis, mais on ne peut s’empêcher de rapprocher sa démarche de celle de l’émancipation telle qu’elle apparaît notamment au XIXe siècle et telle que la repère, à divers titres, Jacques Rancière dans les aspects historiques de son œuvre [6][6] On renvoie d’abord au Maître ignorant, aujourd’hui.... Le « cercle » de la psychanalyse, en cherchant à traiter les sujets comme sujets, même là où ils en semblent le plus éloignés, toute cette dynamique par anticipation de la cure, apparaissent très proches de formes historiques de l’émancipation qui présupposent elles aussi le sujet de l’émancipation au sein du processus d’émancipation, ou qui, autrement dit, présupposent l’égalité. L’on peut se demander si dans la sphère spécifique de la souffrance psychique et dans le rapport singulier d’une intimité et d’une opacité à distance de la stricte sphère de la politique, mais non sans relation à elle, la psychanalyse ne s’apparente à ce que la démarche d’émancipation met en œuvre. En effet, tout comme cette dernière, il ne s’agit ni proprement d’apprendre ni proprement de savoir, là même où il s’agit précisément d’émancipation intellectuelle. On sait que la proposition émancipatrice telle que la formule, au début du XIXe siècle, un Joseph Jacotot, se synthétise dans l’idée qu’on ne part pas de l’inégalité mais de l’égalité. Celui qui part de la première s’expose fondamentalement au paradoxe de ne pas être compris en retour et c’est là, précisément, le ressort de l’émancipation : toute relation d’interlocution, y compris l’énoncé d’un commandement, est déjà présupposition de l’égalité. Ce que fait le maître ignorant consiste donc à s’appuyer constamment sur l’égalité pour actualiser l’intelligence, là où la relation pédagogique du « maître savant », en réitérant l’écart entre ceux qui savent et ne savant pas, nourrit l’abrutissement. Ainsi, contraignant, dans le processus de lecture, la volonté de son enfant, le père ou la mère de famille pauvre vérifie que ce dernier à une même intelligence que lui (ou elle) tandis que l’enfant cherche dans le livre l’intelligence de celui qui l’a écrit pour vérifier qu’elle procède bien comme la sienne. Contre toute représentation doxique du savoir, il n’y a pas intelligence là où il y a agrégation, reliure d’un esprit à un autre esprit. Il y a intelligence là où chacun agit, raconte ce qu’il fait et donne les moyens de vérifier la réalité de son action. Il y a, explique Rancière commentant le concepteur de l’enseignement universel, toujours de l’égalité et de la capacité d’égalité qui sont déjà données ; on ne va pas partir du manque de savoir ou du manque de compréhension, « on va partir de toutes les capacités qu’une personne supposée ignorante est déjà capable d’actualiser » [Rancière, 2009, p. 650]. Or si la psychanalyse s’inscrit dans une relation de dissymétrie et dans un rapport de contrainte mais aussi de suggestion autrement plus complexe que ne le fait le maître ignorant, si elle s’apparente peu au dispositif à vrai dire sommaire de l’émancipation intellectuelle telle qu’un Jacotot le formule, elle ne s’inscrit pas moins dans le présupposé d’une capacité pour le sujet d’accueillir le sens et d’en faire quelque chose pour lui. « La puissance ne se divise pas », rappelle Rancière : il n’y a qu’un pouvoir, celui de voir et de dire, de faire attention à ce qu’on voit et à ce qu’on dit [2004, p. 46]. Si tout le monde n’exerce pas dans les mêmes conditions et dans les mêmes temps sa relation au savoir, tout le monde est susceptible d’exercer son intelligence. Toute proportion gardée, c’est là tout autant un énoncé de la psychanalyse au sens où il n’y aurait qu’un pouvoir de l’interprétation même si la temporalité de cette perlaboration et de son « trans-faire » dans l’expérience de l’analysant peut différer. Les cercles constitutifs de la relation analytique autant que de la relation émancipatoire s’expliquent là. Si la puissance ne se divise pas, non seulement quiconque a la possibilité de l’actualiser mais, plus encore, toute actualisation de celle-ci en anticipe toute autre. C’est en ce sens que l’analysant est déjà ce qu’il n’est pas, sans cependant l’être encore. Il est déjà dans un chemin qui cherche à actualiser sa puissance à interpréter et àse changer. Au même titre, si et pour la psychanalyse et pour l’émancipation pour analyser/émanciper autrui, il convient d’avoir été soi-même analysé/émancipé, c’est que la possibilité biographique d’aveuglement et d’inhibition est tout autant partagée par tous que la puissance d’interprétation et que se retrouve là non pas un enjeu scientifique, a-t-on dit, mais un enjeu pratico-poïétique. C’est de son expérience spécifique familière de l’expérience même de l’analysant que l’analyste nourrit son activité singulière d’accompagnement.
8Toutefois, là où l’émancipation semble, le plus souvent à deux, relever d’une éthique du courage de savoir, sans proprement s’interroger sur les conditions de possibilité de ce courage – renouant là très directement avec la maxime kantienne des Lumières « aie le courage de savoir » –, la psychanalyse, elle, affronte, à deux, une opacité du sujet à lui-même dans laquelle l’analyste est au plus intime associé et pour laquelle la question du courage est autrement mêlée. L’activité psychanalytique — tout en s’apparentant à la démarche émancipatrice – est ainsi sans commune mesure avec celle-ci ne serait-ce que parce qu’elle est d’abord une cure qui renvoie à des souffrances engagées dans une densité d’affects qu’ignore la démarche jacotiste. Reste cependant des proximités troublantes qu’on pourrait trouver dans l’énoncé synthétique de Rancière dans un livre récent sur les Figures du maître ignorant qui conclut en ces termes : la question de l’émancipation est de se connaître comme quelqu’un d’autre, comme quelqu’un d’autre que l’exploitable ; la rupture de l’émancipation est une rupture qui vise à « changer le monde sensible » [Rancière, 2010, p. 414]. À sa manière, et au-delà de l’exploitation c’est, a-t-on vu, comme dispositif intersubjectif d’altération de soi qu’apparaît la psychanalyse mais ce mouvement d’altération, à un niveau de finesse et de précision jamais égalé, peut-il être autre chose qu’une transformation du monde sensible : une rupture entre des manières de faire et des manières de voir et des manières de dire [ibid.] ? Ce qui, dans la conceptualité de Rancière, s’inscrit dans la capacité « désinstituante » de la politique ; ce qui manifeste un déplacement dans la police, comme organisation et distribution des corps et des places, ouvrant les possibles et les possibilités de ré-agencer ces mêmes corps et ces mêmes places (pensons à la puissance « désinstituante » de la lutte des femmes pour leur émancipation sur les rapports sociaux), semble s’inscrire, avec la psychanalyse, dans l’espace de l’intime, investissant le quotidien de ces infimes déplacements quant à la relation à soi et la relation aux autres.

Histoire, histoires

9Dans La Science nouvelle, Giambattista Vico semble donner une voie directe à ce que le terme émancipation désigne dans l’histoire de la lutte des classes et dans les manifestations de la division originaire du social. Le philosophe napolitain explique qu’au temps où s’organisèrent les premières familles patriarcales, les hommes s’exprimaient seulement par gestes, par des symboles matériels ou une combinaison des deux [7][7] On suit ici un commentaire de Georges Navet en introduction.... Le geste de prendre par la main (manus capio) signifia se « saisir de », « s’emparer », « prendre le pouvoir », « être propriétaire de ». « La première domination s’exerça sur les terres qui furent pour ces raisons désignées dans l’ancien droit romain par le terme manucaptae. » [Vico, 1986, § 433, p 151]. L’action de se saisir ou de capturer par la main des terres, des objets inanimés et des animaux, s’étendit aux errants qui se réfugièrent chez les pères fondateurs afin d’avoir la vie sauve et furent comme tels assimilés à des choses et des animaux. L’émancipation apparaît ainsi comme avoir eu pour premier ressort l’humanisation – échapper à la naturalisation de la domination en même temps qu’à ses effets de réification [8][8] Sur ce point, Axel Honneth [2007] précise bien que.... C’est là où Pierre-Simon Ballanche [1829], dans un texte fondateur d’une certaine modernité de l’émancipation, fait commencer son récit intitulé « Essai de palingénésie sociale ». C’est là qu’il éclaire, pour le XIXe siècle, le premier événement de l’émancipation renouvelant l’usage de la catégorie. Dans cet article, paru en 1829 dans la Revue de Paris, Ballanche revient sur la sécession plébéienne sur l’Aventin, qui eut lieu en « l’année 259 de Rome », soit au Ve siècle av. J.-C., et en fait la scène initiatrice des formes d’actualisation du principe plébéien et de son émancipation dans toute l’histoire de l’humanité. Selon celui-ci, en effet, l’histoire semble amplier les cercles d’un processus d’humanisation et de libération toujours plus large à travers des luttes chaque fois nouvelles. Dans le cycle du conflit qui oppose le principe plébéien au principe conservateur et qui, à chaque fois, actualise sous de nouveaux traits l’égalité, l’émancipation vient interrompre le présent et la répétition de la domination, mais vient aussi relire le passé en y sondant les moments d’une fondation qui semblaient attendre d’être révélée [9][9] Sur ces points, voir les pages que Paul Bénichou [1977].... C’est ainsi que ces plébéiens exclus de l’histoire et de la transmission, car ne pouvant « nommer leur père » comme le déclare un patricien scandalisé par la sédition, trouvent finalement dans le passé un roi qui fut des leurs, mais aussi un héros fondateur sous les traits de Prométhée : « chef de la première sécession plébéienne », celle des titans. L’émancipation, chez Ballanche, passe par l’accès à la parole, par la prise de parole : c’est là la condition même, pour les plébéiens, de se faire reconnaître comme partie, d’instituer le litige qui les constitue comme tels. Le texte bruisse, si l’on peut dire, de rapports de commandement qui passent par le corps et sont pour ainsi dire « au doigt et à l’œil ». Face à l’assujettissement provoqué par la violence physique et la crainte terrorisée des châtiments, l’oracle enseigne aux plébéiens « La parole est le signe de l’intelligence ; avez-vous le signe de l’intelligence ? Connaissez-vous vous-mêmes. Les mortels qui se connaissent sont bien près d’être des hommes. » [Ballanche, ibid., t. VI, p. 91]. Mais c’est aussi, par une intense activité symbolique de rétrospection, qu’une fois institué, le sujet collectif se cherche en tentant de se découvrir et de se refonder à distance des énoncés naturalisés et cristallisés de la domination. Dans l’activité menée pour actualiser l’égalité, les plébéiens sont aussi engagés dans une dimension pratico-poïétique : en proie à cette épreuve créatrice d’auto-altération, et qui ne relève pas d’un savoir cristallisé ou scientifique, mais d’un savoir qui n’est pas séparé de l’action parce qu’il l’éclaire et la renforce, la rendant de ce fait même véritable : un savoir pratique dont la pertinence et la vérité s’éprouvent dans le mouvement même de son avancée. Toute proportion gardée, ne circonscrit-on pas, là aussi, l’expérience de ce savoir que l’analysant traverse dans le mouvement de son changement ? N’est-ce pas avec cette même démarche que consonne le fait, pour l’analysant, de se découvrir origine de possibles et comme un individu ayant eu une histoire qui a été histoire et non pas fatalité, et que consonne le retour à l’histoire et au passé afin d’y reprendre matière à créer un nouveau segment d’histoire [10][10] On suit quelques pistes des « Épilégomènes à une théorie... ?

Psychanalyse et politique ?

10La psychanalyse est au confluent de l’activité interprétative et de l’action. À trop lui chercher la science pour modèle, on risque de perdre ce qui en constitue l’expérience : le détournement d’une vie par le verbe. La fascination pour la technique hante un certain nombre de discours contemporains qui considèrent que la psychanalyse ne marche pas. Pour ceux-ci, la peur du chien d’un phobique ne veut rien dire d’autre que la peur du chien, alors que précisément le patient s’en sert pour dire quelque chose qu’il faut entendre tandis que s’y mêlent des symboles et des affects [11][11] On emprunte l’exemple à Daniel Sibony [2007, p. 85].... C’est dans ce processus d’altération par les mots et par le sens à travers lequel le sujet accède à une réflexivité sur lui-même, qu’elle s’apparente à la politique. Tout comme la politique au sens où l’entend l’événement émancipateur, elle passe tout à la fois par le détournement des mots et par les mots. En ce sens, elle suppose elle aussi l’intervalle qui sépare un être de soi-même. Elle suppose la possibilité de reprendre une histoire qu’on croyait close au point de s’y identifier et de n’en voir pas d’autre. Elle puise tout comme la politique son ressort de la possibilité de constituer l’in-between qui fait différer chacun de soi, et pour ainsi dire fait résonner dans toutes ses conséquences cet écart à soi. Le dispositif analytique dans l’intimité du cabinet est créateur de cet entre-deux où pourra se glisser une nouvelle histoire, là où, dans l’expérience d’émancipation, un groupe doit instituer, parfois dans un rapport à la force, l’espace du détournement et de jeu qui lui permettra de prendre ses distances à l’égard des modes sociétaux de naturalisation et de banalisation de son identité dominée [12][12] Sur ces questions de mots et d’émancipation, voir J.... et de s’y glisser pour ouvrir une trajectoire collective différente, reconfigurant les places assignées à chacun et les conditions dans lesquelles ces places trouvent à se cristalliser dans le visible et le sensible.






Références bibliographiques

  • ANSART-DOURLEN M., 1985, Freud et les Lumières, Payot, Paris.
  • ARENDT H., 1983, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris.
  • BALLANCHE P.-S.1829, Revue de Paris.
  • BÉNICHOU P., 1977, Le Temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Gallimard, Paris.
  • BUTLER J., 2004, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, Éd. Amsterdam, Paris.
  • CASTORIADIS C., 1999, « La psychanalyse : situation et limites », in Figures du pensable, Le Seuil, Paris.
  • — 1990a, « Psychanalyse et politique », in Le Monde morcelé, Le Seuil, Paris.
  • — 1990b, « L’état du sujet aujourd’hui », in Le Monde morceléop. cit.
  • — 1978, « Épilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science » in Les Carrefours du labyrinthe, Le Seuil, Paris.
  • FORUM IRTS de Lorraine, 2002, colloque « L’émancipation », L’Harmattan, Paris.
  • HONNETH A., 2007, La Réification : petit traité de théorie critique, Gallimard, Paris.
  • LYOTARD J.-F., 1977, « Futilité en révolution », in Rudiments païens, UGE, « 10/18 », Paris.
  • RANCIÈRE J., 2010, Figures du maître ignorant : savoir & émancipation, Presses universitaires de Saint-Étienne.
  • — 2009, « Déconstruire la logique inégalitaire », in RANCIÈRE J., Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Éd. Amsterdam, Paris.
  • — 2004, Maître ignorant, 10/18, 2004, p 46 (rééd. en poche du même ouvrage paru en 1987 chez Fayard).
  • — 1985, « Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre » in Les Sauvages dans la cité, Champ Vallon, Paris.
  • SIBONY D., 2007, L’Enjeu d’exister, Le Seuil, Paris.
  • VICO G. (ou J.-B.), 1986, Principes d’une science nouvelle, Nagel, Paris.

Notes

[1]On reprend ici la distinction développée dans le champ du politique et de l’action par Arendt [1983] dans Condition de l’homme moderne, p. 197 sqq.
[2]Au sens où, précisément, on dit qu’une machine qui n’accomplit pas exactement son mouvement machinal « joue » ou « a du jeu ».
[3]Sur la question des intensités biographiques et historiques, voir « L’état du sujet aujourd’hui » [Castoriadis, 1990b, p. 218 sqq].
[4]Voir, de Jean-François Lyotard : « Futilité en révolution » [1977].
[5]On laissera en effet de côté, dans ce dialogue avec Castoriadis, la question de l’autonomie à la fois quant à sa définition et quant à la possibilité qu’elle supposerait d’un sujet obéissant à la loi qu’il s’est donné. On privilégiera plus particulièrement la réflexivité et l’altération de soi dans leurs rapports à la psychanalyse et à la politique.
[6]On renvoie d’abord au Maître ignorant, aujourd’hui disponible en livre de poche [Rancière, 2004]. Dans ce livre, Jacques Rancière expose la méthode d’enseignement universel et d’émancipation intellectuelle de Joseph Jacotot (1770-1840). On trouvera encore des éléments de réflexion sur cette question de l’émancipation dans « Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre » [Rancière, 1985].
[7]On suit ici un commentaire de Georges Navet en introduction aux actes d’un colloque auquel nous avions participé [Forum IRTS de Lorraine, 2002].
[8]Sur ce point, Axel Honneth [2007] précise bien que la réification est irréductible au rapport marchand, même aujourd’hui. L’histoire de l’humanité et à l’occasion l’expérience plébéienne nous le rappelle.
[9]Sur ces points, voir les pages que Paul Bénichou [1977] consacre à Ballanche.
[10]On suit quelques pistes des « Épilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science » [Castoriadis, 1978, p. 50 sqq].
[11]On emprunte l’exemple à Daniel Sibony [2007, p. 85] évoquant un tel cas de phobie des chiens, où la phobie se révèle prendre la suite des cauchemars du père de la patiente qui, rentré des Camps nazis, hurlait aux bergers allemands.
[12]Sur ces questions de mots et d’émancipation, voir J. Butler [2004].






Résumé

Français
L’article reprend les interrogations de Cornélius Castoriadis sur psychanalyse et émancipation. Mais au lieu de s’appuyer sur la catégorie díautonomie, il tente d’approcher l’expérience analytique telle que Castoriadisla circonscrit dans une auto-altération, en la mesurant à l’aune des pratiques et des pensées du XIXe siècle qui ont cherché à conceptualiser l’émancipation. L’article insiste ainsi sur l’altération réciproque, que provoquent sur le je, et le dispositif analytique et le dispositif de l’émancipation. Puis, chemin faisant, à partir notamment des travaux de Rancière, il cherche à préciser le lien de la psychanalyse à ce que Rancière désigne comme le « partage du sensible » et plus généralement à la politique.

-----------------------------------------------------------------------------------------

INTRODUCTION A LA METAPSYCHOLOGIE DE CASTORIADIS



Eléments biographiques :


a) Une visée encyclopédique.

Ce qui fait de lui un homme à part, c’est l’extrême diversité de ses champs d’intérêt et sa tentative encyclopédique de relier entre eux, dans son œuvre, les différents champs de son existence et du savoir en général. Politique, Philosophie, Epistémologie, Art, Psychanalyse : son objectif, " penser tout le pensable ".

b) Politique et philosophie.

1922-1997 . Né en Grèce.: Précoce. Etudes de Droit-Economie-Philosophie à Athènes. Trotskiste contre le stalinisme chauvin du PC grec (recherché par les nazis et le PC). Arrive fin 1945 en France grâce à une bourse pour finir sa thèse de Philosophie. Crée avec Claude Lefort un groupe qui scissionnera de la IVème Internationale et qui deviendra Socialisme ou Barbarie : mouvement qui va remettre en cause les fondements théoriques du marxisme pour conserver l’idéal révolutionnaire d’une société juste : action politique et réflexion philosophique. Son statut de fonctionnaire international en tant qu’économiste à l’OCDE le protège (condamné par contumace en Grèce) et le contraint à l’anonymat jusqu’en 1971 (Pseudos : Cardan et Chaulieu).

c) La psychanalyse.

Intérêt enfin pour la psychanalyse. Marié à Pierra Aulagnier, participe dans l’arrière-scène à la création du 4ème Groupe en 1969 (deux articles très critiques par rapport à Lacan). A partir de cette date, psychanalyste, philosophe, mais aussi épistémologue, historien. Directeur d’étude à l’EHESS où il a tenu un séminaire pendant 15 ans.

Eléments personnels : je l’ai connu pendant les sept dernières années de sa vie. De professeur, c’est devenu un ami. C’est surtout la personne qui m’a formé intellectuellement. Qui m’a appris à lire un texte, à penser authentiquement. Je reviendrai dans la dernière partie de cet exposé sur la notion clé qui m’a permis de donner sens à ma vie (et à toutes ses activités) : la notion d’autonomie. Les abréviations Pom et Rad sont de moi mais je me sens légitime à les utiliser car lors de nos discussions, Castoriadis les a employées à plusieurs reprises.

Eléments de cet exposé : Introduire et résumer une œuvre immense en 30 minutes est impossible. J’ai donc choisi de vous présenter trois outils conceptuels forgés par Castoriadis, capitaux dans l’élaboration d’une métapsychologie psychanalytique actuelle : la POM, les RADs, l’Autonomie.



I. LA POM : MONADE PSYCHIQUE ORIGINAIRE : Origine du désir et schème de toute puissance.


a) Mise en évidence classique d’un noyau narcissique originaire.

En procédant régressivement à partir du fonctionnement de la psyché notamment inconsciente et en s’intéressant au narcissisme originaire et à ce que peut être la psyché infantile avant qu’elle ait mis en place une relation d’objet (donc avant l’existence pour elle d’une altérité), C.Castoriadis émet l’hypothèse de l’existence d’un noyau originaire de la psyché, qu’il appelle la Monade Psychique Originaire.

b) Un noyau narcissique et représentationnel.

Poursuivant les conséquences de l’analyse de Freud sur le narcissime où le premier objet de la libido est le ça-moi indifférencié, il en conclut que cet investissement narcissique originaire est nécessairement aussi représentation (autrement il ne serait pas du psychique) et il ne peut alors être rien d'autre qu'une "représentation de Soi" (pour nous inimaginable et irreprésentable). Le sujet psychique originaire est ce "phantasme" primordial: à la fois représentation et investissement d'un Soi qui est Tout. La monade psychique se résumerait donc dans l'équation:
Moi = Plaisir = Tout = modèle du " sens ".
On a donc une instance originaire psychique qui se représente qu’elle est tout donc comme toute-puissante.

c) Nature de la Pom

La Pom est ainsi :
  • Dominée de part en part par un flux trivectoriel : Représentation, l'Affect, le Désir (RAD, Cf. II.).
  • A-rationnelle: elle ignore le temps et contradiction donc la réalité et la logique du monde extérieur, à l’instar du ça.
  • A-sociale : complètement égocentrée, elle ignore les autres et refuse le délai, l'attente, dans la satisfaction. En son sein, de plus, eu égard à sa constitution représentationnelle, le plaisir de représentation prime sur le plaisir d’organe. Le rêve, vecteur de représentations qui apportent une satisfaction hallucinatoire, en est la démonstration flagrante (Cf. la " toute-puissance magique de la pensée ").


d) D’où hypothèse quant à l’origine du désir.

On peut comprendre par là l’origine du désir, de l’intentionnalité en général, Castoriadis la trouve donc là : dans le retour à la totalité monadique anobjectale originaire, plutôt que dans un mécanisme homéostatique ou dans l'expression d'un minimax (maximisation des gains, minimisation des pertes) tourné vers l'à-venir. Racine de tout désir humain : retrouver la totalité perdue de la Pom.

e) Car la Pom est brisée…

En effet, cette monade, à moins de rester en deçà même de la psychose dans la compréhension du rapport à la réalité, doit subir un processus de socialisation pour devenir un individu social. Ce processus est forcément une imposition violente de quelque chose qu'elle refuse et continuera à refuser jusqu'à la mort (moyennant quoi, le rêve, et, pour Castoriadis, des phénomènes comme le racisme...).

f) Nature du processus de brisure.

Castoriadis reprend dans la description qu’il fait de la socialisation de la POM les éléments traditionnels de la psychanalyse génétique et notamment l’analyse de Mélanie Klein sur l’introjection-projection du sein (expulsion du mauvais sein à l’extérieur, qui fait reposer la constitution de l’extérieur sur la polarité bon/mauvais).

g) Projection pomique sur la mère.

Mais l’attention portée à la notion de toute-puissance de la POM originaire éclaire d’aspects nouveaux cette analyse : car c’est aussi le schème pomique de toute-puissance qui va être reporté sur la mère. L’advenir de ce schème désormais extériorisé peut avoir des conséquences sociales majeures (notamment religieuse) si elle reste en l’état.

Le face-à-face avec la mère dont l’emprise est quasi-totale, pomique justement !, du fait que généralement c’est elle qui nomme, certes le monde extérieur, mais aussi et surtout le propre monde de l'enfantses affects et, en tant qu'ils sont nommables, ses désirs, ce face-à-face instaure une atmosphère où il n'y a pas d'altérité de personne. il doit être brisé par une tierce personne: le Père.

h) Et brisure de cette projection par le père.

Le Père, ou son tenant lieu, doit briser ce face-à-face en montrant à l'enfant
  • Que la Mère n'est pas son objet et qu'elle désire quelqu'un d'autre.
  • Il doit aussi signifier à l'enfant qu'il n'y a pas de " maître de la signification ", que celle-ci est à chaque fois instituée et ne dépend d'aucune personne en particulier : il a donc pour rôle de renvoyer à la collectivité anonyme des Pères. Le Père n'est pas la source absolue du pouvoir, il est institué dans sa place de Père en tant qu'il est un parmi d'autres Pères, qui tous sont réglés par une loi collective, par l'institution de la société. C’est lui qui précisément doit à nouveau extérioriser la toute-puissance du couple mère-enfant en destituant ce schème, en le soumettant au principe de réalité. Ainsi, la projection pomique sur la mère est à son tour brisée.

Conclusion : Ce qui s’oppose à la société, ce n’est en fait pas l’individu (comme le fait la tradition politique libérale) mais la Pom, instance inaliénable première par rapport à ce que sera l’individu, fruit de la socialisation de cette Pom. L’apport de la psychanalyse à la politique relève d’abord et avant tout de l’élucidation des mécanismes de socialisation de cette monade et des requisits de cette dernière dans le but de participer à la création d’individus autonomes.

Piste de recherche possible : lien entre Pom et constitution d’un narcissime secondaire moïque pendant l’enfance.


II. RAD : REPRESENTATION-AFFECT-DESIR


a) Travers épistémologique.

La science a besoin, pour progresser, d'isoler des entités au sein des phénomènes qu’elle observe. Il lui arrive parfois, à la suite de cette nécessité, de substantialiser ces séparations en inférant de l'existence des mots traditionnels de son histoire, l'existence des choses ou en leur transmettant leurs caractéristiques. Ainsi en est-il d’après Castoriadis du flux psychique pour lequel il est arbitraire, comme le fait la tradition philosophique et psychologique (psychologie des facultés), de dissocier Représentation, Affect et Désir. En effet :

b) Indissociabilité.

  • Il n'existe pas de représentation sans affect (représentation est à prendre ici en un sens très large : elle n'est pas nécessairement visuelle ou informée par les sens ; les représentations de mots, conceptuelles ou imaginatives sont des représentations tout comme les représentations procédurales, les savoir-faire).
  • Il n'existe pas d'affect sans support d'une représentation (chaque affect appelle une/des représentation(s) pour être simplement représentable). Par affect, il faut entendre ici un indice (positif, négatif ou neutre) qui value la représentation.
  • Qui dit affect dit minimax donc désir/répulsion induit(e).
Toute représentation est donc indicée d'un affect qui induit un désir. Prenons un exemple : pour ma part, la représentation du chocolat à plus de 70% de cacao est indicée d'un affect très positif qui de ce fait induit un désir. Après l'ingestion d'une tablette entière, l'affect devient neutre ou négatif entraînant l'absence de motion ou une nauséeuse répulsion. Il n'y a donc pas au sein de la psyché d'un côté des représentations, de l'autre des affects et d'un autre encore des désirs. Mais un flux d'unités RADiques (Représentations/Affects/Désirs), chaque RAD étant elle-même composée de RADs
Exemple : la rad de la tablette de chocolat avant son ingestion renvoie à des rads gustatives (affect très positif), odorantes (bof sauf le 70% de Lindt), tactiles (beurk, ça poisse), abstraites (UNE tablette), formelles (rectangle), passés (la tablette dont j'ai été privé petit), passé inconsciente (je vous laisse trouver pour moi) etc, etc, etc. L'addition des affects de ces rads constitutive en situation formera la rad finale qui déterminera si je me précipiterai ou non sur la tablette. Cette addition est très formalisable et c'est en cela qu'elle a un intérêt.

c) La Pom, Rad primordiale.

En cas de conflit entre deux RADs, sera agie celle qui comporte un affect supérieur à l'autre. On retrouve notre Pom de départ : l'arithmétique radique est donc régie par la maximisation des gains pomiques.

d) Et la socialisation…

Le problème vient de ce que la quasi-totalité des RADs est affectée socialement, conséquence de la socialisation de la Pom. La psyché reçoit des RADs pré-affectées, dotées d'une valeur par la société dans laquelle elle est socialisée. L'affect est donc moins l'expérience du jugement porté sur une représentation que l'indice qui y est accolé, indice dont l'origine n'est que rarement le fait de l'individu. L'affect ainsi défini est donc synonyme de " valeur ". La création de l’individu se fait précisément par l’absorption par la psyché de ces rads sociales.

Conclusion : l’individu créé après la socialisation de la psyché est, en grande partie, un effet de la socialisation, une pure création sociale.. Se méfier des pentes glissantes du langage et des catégories du langage en oubliant que c’est un regard extérieur qui vient distinguer des entités au sein du fonctionnement homogène de la psyché.

Pistes de recherche : formalisation de l’arithmétique radique, dissociation de l’affect en deux sous-unités (indice et émotion), recherche sur les processus d’affectation.

III. L'AUTONOMIE : fin de l’analyse et projet politique


a) Se donner à soi-même sa propre loi.

L'autonomie, ce n'est pas "chacun fait ce qui lui chante". L'autonomie, c'est l'autolimitation(auto/soi-même, nomos/loi), s'imposer sa propre loi. La Loi contient l'idée de généralité, d'universalité. Participer à l’élaboration des contraintes non-physiques qui nous régissent. Se joue donc sur deux plans : autonomie individuelle et autonomie collective qui toutes deux sont indissociables : elles apparaissent historiquement en même temps avec la radicalisation de deux procédés : l’élucidation et la délibération (Philosophie et Démocratie du Vème siècle grec avant J.-C. puis Renaissance). La mise en cause des mythes de la tribu conduit à découvrir le caractère auto-institué de la société. Il y a là un parallèle avec le chemin d’une analyse où le sujet remet en cause les désirs mythes de sa famille dans un processus d’élucidation réflexive et dans la délibération (au sein des instances), la médiation par la parole, afin de choisir ses " lois ".

b) La fin de l’analyse.

La fin de l'analyse c’est l'autonomie du sujet qui n'est autre que l'instauration d'un autre rapport entre l'instance consciente et la psyché inconsciente, permettre au patient de faire la distinction entre son(ses) fantasme(s), et la réalité sociale.

c) Cette fin n’est cependant pas la mort de l’inconscient pomique.

Il ne s'agit pas d'assécher un "inconscient-marais". L'inconscient, c'est, pour Castoriadis – et on retouve ici une détermination centrale de la POM - l'imaginaire radicale, c'est la source de tout ce que nous aurions de personnel et de singulier. Pour Castoriadis, il faudrait donc ainsi compléter le "Wo es war, soll ich werden" (là où c’était, je dois advenir) de Freud par un "Wo ich bin, soll es auch auftauchen" (émerger, faire surface).

d) Conditions de possibilité d’une telle analyse.

La capacité d'affecter des rads en son nom nécessite un gros capital narcissique libre, une capacité à assumer l'authenticité de son sentir. Ne pas être sous le coup d'un devoir de respect surmoïque tel qu'il rende impossible toute affectation personnelle : avoir une POM qui se met sur le pied d'égalité de ses parents, de l'autorité. Qui s'affirme comme légitime pour participer à l'élaboration de la loi. Collective en politique. Personnelle en analyse. C’est cela au fond, l’autonomie.

e) Fin de l’analyse.

La fin de l'analyse c’est donc un individu suffisamment pomique pour être:
  • Capable d'appréhender







- l'origine extérieure de ses rads
- les contradictions pomico-radiques entre ses rads propres et les rads reçues ou entre des rads reçues d'origines différentes (Le père : tu seras ceci mon fils. La mère : tu seras cela mon fils).

  • Capable d'affecter des rads (et pas simplement véhiculer des rads reçues) en son nom.

f) Fruit de cette analyse conjointe.

La fin de la Politique est, comme la Psychanalyse, la création d'individus autonomes. La société n'est rien sans ses individus. La société démocratique doit s'incarner dans des individus démocratiques. La Psychanalyse vise l'autonomie par le champ individuel dans un rapport inter-subjectif. La Politique vise l'Institution. La psychanalyse en mettant au jour le caractère de pure création sociale de l’individu montre combien la socialisation est capitale (l’éducation est le moment privilégié de celle-ci). La transformation de la société implique la transformation des individus et réciproquement. L'une et l'autre vont de pair.


g) Condition ultime de l’autonomie.

Mais l'autonomie ultime pour l'individu est l'acceptation de la Mort.
Pour la société, cela signifie reconnaître qu'il n'y a aucune garantie du sens, de la norme; qu'il n'y a pas de sources du sens autres que sa propre activité; que ses institutions, c'est elle qui se les donne et elles sont donc, comme elle, périssables et non éternelles. Ce n'est que dans la mesure où elle reconnaît cela qu'une société peut accepter la contingence ultime de toute signification et de tout sens.

Pistes de recherche : l’élaboration du contenu d’un programme politique " autonome ". L’implication dans la pédagogie.

Conclusion : un très grand dont l’œuvre reste à élucider, à délibérer… pour poursuivre le projet d’autonomie.
Stéphane Barbery
01/11/98

MOT-CLES

Autonomie : Auto (soi-même), nomos (loi) : choisir, participer à l’élaboration de ses lois.

Ensidique : ensembliste-identitaire, strictement déterminé et formalisable.

Institution : A la fois l’acte d’établir, de fonder et la chose instituée, notamment l’ensemble des formes et structures sociales qui s’imposent et se perpétuent du fait de Rads imaginaires (Significations Imaginaires Sociales).

Magma : ce dont on peut extraire des organisations ensidiques en nombre indéfini mais qui ne peut être reconstitué par recomposition ensidique de ces organisations.

POM : Monade Psychique Originaire (Psychic Originary Monad)

RAD : Représentation-Affect-Désir

POUR ALLER PLUS LOIN

Le Contenu du Socialisme, 10/18, 1979, p. 441

L’Institution Imaginaire de la Société, 1975, Seuil, p. 504

Le Monde Morcelé, Les Carrefours du Labyrinthe III, Seuil, 1990, p. 280

(c) Stéphane Barbery

Cornelius Castoriadis. L’imaginaire radical

par Nicolas Poirier

Revue du MAUSS

2003/1 (no 21)

  • Pages : 432
  • ISBN : 9782707140784
  • DOI : 10.3917/rdm.021.0383
  • Éditeur : La Découverte

















  • 1L’œuvre de Cornelius Castoriadisoffre au lecteur l’aspect d’un vaste chantier de réflexion où sont sans cesse retravaillés les mêmes matériaux. D’où l’impression contradictoire d’une pensée qui se répète en même temps qu’elle se réélabore continuellement. De plus, celle-ci ne présente pas au premier abord une forme unitaire, mais offre au contraire un aspect hétérogène : l’extrême diversité des problèmes sur lesquels a réfléchi Castoriadis (le vivant, le psychisme, la société, l’histoire, la création, la politique… ), ainsi que l’extrême diversité de ses références, laissent à croire que l’on se trouve au contact d’une pensée flottante, pouvant certes se révéler ponctuellement pertinente, mais qui ne présenterait guère de cohérence globale.
    2Nous tenterons ici de faire ressortir l’unité de la pensée de Castoriadis en montrant que son caractère fragmentaire constitue l’expression de la structure profonde de l’être articulé selon cinq strates indissociables :
    • l’être-premier en tant que chaos, sans-fond, abîme, flux incessant;
    • l’être-vivant en tant que surgissement de l’imagination comme puissance de mise en forme, aussi bien au niveau cellulaire qu’à celui des êtres vivants les plus complexes;
    • l’être-psychique en tant qu’apparition d’une imagination décloisonnée et défonctionnalisée. L’être-psychique constitue la première rupture dans l’ordre du pour-soi en tant qu’il définit un type d’être bien particulier : l’être humain;
    • l’être-social-historique en tant qu’émergence d’une nouvelle forme ontologique définie comme ensemble à chaque fois particulier des institutions et des significations que ces institutions incarnent (« social »), et qui comme telle se trouve engagée dans un processus d’altération temporelle (« historique »);
    • l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’autonomie radicale de la sub-jectivité humaine pensée comme réflexivité. L’être-sujet constitue la forme ultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissance de création explicite.

    DE L’ANALYSE DU CAPITALISME BUREAUCRATIQUE À LA NOTION D’IMAGINAIRE SOCIAL INSTITUANT (1945-1964)

    3Après avoir suivi à Athènes des études de droit, d’économie et de philosophie, Castoriadis arrive en France en 1945 pour y entreprendre une thèse de doctorat en philosophie sur Max Weber. Parallèlement à ce travail de recherche, il s’implique dans des activités de militant au sein du PCI, mouvement qu’il quitte en 1948, pour fonder en compagnie d’autres camarades (dont Claude Lefort) le groupe et la revue Socialisme ou barbarie, laquelle paraîtra de 1949 à 1965.

    La réélaboration du concept de bureaucratie

    4Très rapidement, Castoriadis va remettre en cause non seulement la politique trotskyste officielle du PCI, mais plus fondamentalement les thèses développées par Trotsky lui-même sur la dégénérescence du socialisme en URSS à partir de la fin des années vingt. Il est clair que pour Castoriadis, la Russie ne pouvait en aucune façon être caractérisée comme un état ouvrier dégénéré – au contraire de ce qu’affirmait Trotsky –, mais qu’il fallait voir en elle un nouveau type de régime, inédit dans l’histoire, fondé sur la domination totale de la classe dirigeante.
    5Castoriadis montre qu’à cet égard, la transformation juridique des formes de propriété n’a joué en Russie qu’à un niveau fort superficiel, et qu’indépendamment de la nationalisation des moyens de production et de la planification de l’économie, la Russie était restée un état capitaliste fondé sur des rapports effectifs d’exploitation pour ainsi dire portés à leur paroxysme. À l’opposé de ce qu’affirmait alors Trotsky, la bureaucratie russe n’était donc pas, pour Castoriadis, une formation exceptionnelle au statut transitoire, ni même une simple couche parasitaire, « mais bel et bien [une] classe dominante, exerçant un pouvoir absolu sur l’ensemble de la vie sociale, et non seulement dans la sphère politique étroite » [ La société bureaucratique, p. 24].
    6Dans Économie et société, Max Weber avait dégagé l’idéal-type de la bureaucratie comme forme accomplie de la domination « légale-rationnelle ».
    7Castoriadis va reprendre cette idée, en montrant toutefois que la bureaucratie russe n’est pas assimilable à une simple forme de régime politique, mais qu’elle constitue une forme d’oppression totale s’étendant à l’ensemble des sphères de la vie sociale.
    8Il était donc nécessaire, d’après Castoriadis, de reformuler un projet socialiste révolutionnaire qui ne se réduise pas seulement à une transformation radicale des rapports de production, mais concerne la totalité de la vie économique, politique et sociale. La réélaboration du concept de bureaucratie et l’analyse de la révolution bolchevique comme accentuation des rapports d’exploitation propres au système capitaliste allaient en effet conduire Castoriadis à modifier le sens de l’objectif révolutionnaire : désormais, le mouvement ouvrier devait se donner comme finalité l’autogestion ouvrière de l’ensemble des activités sociales, et pas seulement de la production :
    9
    « Une révolution socialiste ne peut pas se limiter à éliminer les patrons et la
    propriété “privée” des moyens de production; elle doit aussi se débarrasser de
    la bureaucratie [… ] – autrement dit, abolir la division entre dirigeants et
    exécutants. Exprimé positivement, cela n’est rien d’autre que la gestion ouvrière
    de la production, à savoir le pouvoir total exercé sur la production et sur l’ensemble
    des activités sociales par les organes autonomes des collectivités de travailleurs »
    ibid., p. 27].

    La critique du marxisme

    10Les analyses développées par Castoriadis au début des années cinquante ne consistent pas en une simple réévaluation des vues de Trotsky concernant la nature dégénérée de l’URSS, ni même en une critique du léninisme; elles ont plus fondamentalement fourni le point de départ d’une reconsidération des conceptions marxistes de la société, de l’histoire et de la politique. Car le problème qui se posait alors n’était pas tel ou tel point de la pensée de Trotsky ou de Lénine, mais portait sur la nature même du capitalisme moderne, et corrélativement, des objectifs que devait se donner le mouvement révolutionnaire.
    11Le capitalisme, tel que l’avaient analysé Marx puis Schumpeter, s’était présenté tout d’abord – depuis le début du XIXe siècle jusqu’aux environs de 1880 – comme un régime économique de libre concurrence fondé sur l’appropriation privée des moyens de production et se développant dans le cadre d’Étatsnations. Sous la poussée d’un développement technique nécessitant des investissements de capitaux de plus en plus importants, le capitalisme concurrentiel duXIXe siècle allait céder la place à une forme de capitalisme monopolistique basée sur la rationalisation sans cesse accrue de la production, dont l’organisation et la direction devaient revenir à l’État lui-même et non plus aux seules personnes privées. L’entrepreneur de la période pionnière du capitalisme, celui qu’avait en vue Schumpeter, allait progressivement disparaître au profit d’une nouvelle classe dirigeante : la bureaucratie – composée des directeurs, ingénieurs, techniciens et administrateurs des grandes firmes d’État.
    12Autrement dit, l’antagonisme capitalistes/prolétaires qui avait structuré la société bourgeoise ausiècle précédent n’était plus adéquat pour rendre compte de la division intrinsèque à cette nouvelle forme de régime. Le concept de « capitalisme bureaucratique », développé alors par Castoriadis, permettait au contraire une analyse fine et rigoureuse de l’opposition dirigeants/exécutants comme fondement du procès de production bureaucratique. L’introduction de cette nouvelle notion devait surtout permettre à Castoriadis de faire ressortir les traits communs aux régimes politiques/économiques dominants en Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qu’ils se proclament « socialistes » (Europe de l’Est) ou « libéraux » (Europe de l’Ouest). Car le bloc « socialiste » et le bloc « capitaliste » avaient au fond accompli les mêmes objectifs : la nationalisation de l’industrie, la planification de la production, le monopole du commerce extérieur – soit l’étatisation complète de l’économie et de la politique [ cf. ibid.,p. 111à 123]. D’où l’absurdité manifeste de donner comme finalités au mouvement ouvrier la prise de pouvoir de l’État, la nationalisation de la production et l’abolition de la propriété privée, puisque ces buts avaient été réalisés en URSS (et étaient en passe de le devenir dans les autres pays de l’Est et en Chine), entraînant, qui plus est, une exploitation et un asservissement accrus du prolétariat [1][1] Cf. Domaines de l’homme [p. 179]: « Depuis soixante....

    La nature du capitalisme moderne

    13Cela signifie-t-il que Castoriadis n’admettait aucune différence entre l’Est et l’Ouest ? Absolument pas : si la nature bureaucratique de ces deux types de régime ne faisait aucun doute, leur niveau d’intégration ne se situait pas au même degré; et c’est là que se jouait toute la différence : entre d’un côté, un régime de capitalisme bureaucratique total (celui de la Russie), et de l’autre, un régime de capitalisme bureaucratique fragmenté (celui des pays industrialisés occidentaux).
    14Alors même que la Russie semblait avoir réalisé « l’idéal » d’un État bureaucratique totalitaire, il restait dans les pays capitalistes d’Europe de l’Ouest (ainsi qu’aux États-Unis) des possibilités d’action politique, permettant de développer une certaine résistance au processus de bureaucratisation grandissante :
    « Privée de droits politiques et syndicaux; [… ] soumise à un contrôle policier
    permanent, [… ] harcelée par la voix omniprésente d’une propagande officielle
    mensongère, la classe ouvrière russe est soumise à une entreprise d’oppression
    et de contrôle totalitaire [… ]. Situation sans analogue dans les pays capitalistes
    “classiques”, où très tôt la classe ouvrière a pu arracher des droits civiques,
    politiques et syndicaux et contester explicitement et ouvertement l’ordre social
    existant » [ Domaines de l’homme, p. 180].
    16Or l’existence de telles potentialités tenait à la nature des régimes politiques des pays de l’Europe de l’Ouest, que Castoriadis qualifia par la suite d’oligarchies libérales : au cours des cent dernières années, les luttes sociales avaient en effet obligé le capitalisme à passer avec la classe ouvrière un certain nombre de compromis, rendus effectifs par l’élévation du pouvoir d’achat, la limitation relative du chômage, la réduction du temps de travail, l’augmentation des dépenses publiques, la mise en place de mécanismes de redistribution et d’assistance.
    17Dans cette perspective, il est possible de comprendre selon quelles modalités les buts du mouvement ouvrier ont pu coïncider à partir du début des années soixante avec les objectifs propres au capitalisme bureaucratique : car l’existence d’une masse de salariés-consommateurs bénéficiant d’un revenu et de conditions de travail décentes ne constitue à ce titre aucune menace mortelle pour le système capitaliste, mais figurent plutôt comme l’une des conditions de sa survie et de son bon fonctionnement.
    18De fait, et ce en pleine conformité avec l’esprit du « projet capitaliste bureaucratique », selon l’expression employée par Castoriadis, les années soixante allaient être marquées par un brusque reflux des significations révolutionnaires– comme si les hommes s’étaient mis dans l’incapacité de prendre en main collectivement la gestion de leurs propres affaires : la modernisation bureaucratique des pays d’Europe dès la fin de la Seconde Guerre mondiale n’avait en effet été rendue possible qu’en fonction de l’apathie et de l’inaction politiques des individus.
    « La société capitaliste moderne développait une privatisation sans précédent
    des individus, et non seulement dans la sphère politique étroite. La “socialisation”
    extérieure, poussée au paroxysme, de toutes les activités humaines allait de
    pair avec une “désocialisation” également sans précédent; la société devenait
    un désert surpeuplé. Le retrait de la population de toutes les institutions apparaissait
    clairement comme à la fois le produit et la cause de la bureaucratisation accélérée,
    finalement comme son synonyme » [ La société bureaucratique, p. 61].

    La rupture définitive avec le marxisme

    20La bureaucratisation généralisée à l’ensemble de la vie sociale, la crise de la culture établie, la rupture de l’adhésion intériorisée des individus aux normes et règles de cette même culture, tout cela signifiait en fin de compte qu’il était devenu impossible de définir le socialisme à partir de la seule transformation des rapports de production, moyennant la collectivisation des richesses et des moyens de production. Sous des formes nouvelles que l’on ne pouvait encore totalement définir, le projet révolutionnaire devait devenir le projet de la société dans son ensemble, et non plus celui d’une classe privilégiée dépositaire de la vérité révolutionnaire : « Un mouvement total concerné par tout ce que les hommes font et subissent dans la société et avant tout par leur vie quotidienne réelle » [ ibid., p. 43].
    21D’où la rupture totale de Castoriadis avec la pensée de Marx : ce n’était plus tel ou tel point des conceptions sociologiques de Marx ou de sa théorie économique qu’il convenait de corriger, mais leurs présupposés philosophiques qui devaient être remis en cause – plus précisément la philosophie de l’histoire qui en constitue la base. Castoriadis allait de la sorte montrer que Marx n’avait finalement fait qu’extrapoler à l’ensemble de l’histoire les schèmes de pensée propres à l’imaginaire de son époque; en faisant du développement de la technique le moteur de l’histoire, Marx n’aurait pas seulement soumis la diversité des formes sociales à des catégories n’ayant de sens que pour la société capitaliste développée, il aurait plus largement posé les bases d’une conception déterministe de l’histoire : l’histoire comme l’effet d’un système de forces (productives) déterminées selon des lois universelles et nécessaires.
    22Ce réductionnisme, propre à tout rationalisme déterministe, aurait ainsi enfermé Marx dans le désir illusoire de dégager la vérité de l’histoire, l’empêchant finalement de penser celle-ci en tant que domaine de la création par excellence.
    « À l’interprétation vivante d’une histoire toujours créatrice du nouveau s’était
    substituée une prétendue théorie de l’histoire, qui avait classé les stades passés
    et lui avait assigné l’étape à venir; l’histoire comme histoire de l’homme se
    produisant lui-même devenait le produit d’une évolution technique toute-puissante
    [… ], inexplicablement progressive et miraculeusement assurant un avenir
    communiste pour l’humanité » [ ibid., p. 46].
    24Il s’agissait donc pour Castoriadis de reconsidérer les schémas traditionnels au travers desquels la philosophie occidentale avait pensé la société et l’histoire, afin d’être en mesure de donner au projet révolutionnaire un contenu qui puisse exprimer l’activité créatrice des individus et des masses.

    L’imaginaire social instituant

    25C’est ainsi que Castoriadis allait introduire, à partir de 1964, un concept nouveau – l’imaginaire radical –, certes présent sous une forme implicite dans sa pensée antérieure, mais qu’il n’avait auparavant jamais thématisé de manière explicite. La notion d’imaginaire deviendra par la suite le terme central à partir duquel la réflexion de Castoriadis allait pouvoir s’élaborer.
    26Le concept d’imaginaire devait selon Castoriadis permettre une compréhension de l’histoire qui ne soit plus opérée d’après les schèmes réducteurs du déterminisme causal, mais fondée sur le principe même de non-causalité. Il serait en fait impossible d’expliquer l’histoire des sociétés à partir d’une relation nécessaire de cause à effet, et cela précisément en raison de la nature même de l’histoire pensée comme autocréation.
    27C’est précisément, d’après Castoriadis, à ce niveau que le non-causal apparaît :
    « Il apparaît comme comportement non pas seulement imprévisible, mais créateur
    (des individus, des groupes, des classes ou des sociétés entières); non pas comme
    simple écart relativement à un type existant, mais comme position d’un nouveau
    type de comportement, comme institution d’une nouvelle règle sociale,
    comme invention d’un nouvel objet ou d’une nouvelle forme – bref, comme
    surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation
    présente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses »
    ibid., p. 65].
    29Cela ne signifie évidemment pas que l’histoire se fait, ou plutôt se crée à partir de rien – ce qui reviendrait à attribuer au passé un mode d’être quasi nul–, mais qu’elle est une création immotivée, position première de significations à partir desquelles seulement les sociétés peuvent se donner leur monde et l’organiser en tant que réalité social-historique singulière. Cet imaginaire n’est donc pas image de, il ne s’agit pas de l’imaginaire comme reflet d’un eidosdéjà donné [2][2] Conception qui, d’après Castoriadis, est aussi bien..., mais d’une « création incessante et essentiellement indéterminée(socialhistorique et psychique) de figures/formes/images à partir desquelles seulement il peut être question de quelque chose » [ L’institution imaginaire de la société, p. 8].
    30Ce n’est donc qu’à partir du concept d’imaginaire (entendu, on vient de le voir, en un sens bien précis) qu’il devient possible, selon Castoriadis, de penser la société et l’histoire comme pôles de création originaire. Cet imaginaire doit être envisagé sous deux aspects : l’imaginaire instituant et l’imaginaire institué. Par imaginaire instituant, il faut entendre l’œuvre d’un collectif humain créateur de significations nouvelles qui vient bouleverser les formes historiques existantes; et par imaginaire institué non pas l’œuvre créatrice elle-même (« l’instituant »), mais son produit (« l’institué ») – soit l’ensemble des institutions qui incarnent et donnent réalité à ces significations, qu’elles soient matérielles (outils, techniques, instruments de pouvoir… ) ou immatérielles (langage, normes, lois… ).
    31Castoriadis va appeler social-historique le champ d’action indéterminé au sein duquel les hommes créent en les modifiant sans cesse les institutions qui structurent leur être-collectif. D’où sa conception de l’histoire comme union et tension de l’imaginaire instituant et de l’imaginaire institué : aucune société ne peut exister sans institutions explicites de pouvoir (« imaginaire institué »), mais doit (au sens d’une nécessité ontologique) poser dans le même temps la possibilité de son auto-altération (« imaginaire instituant »), que celle-ci soit reconnue comme telle (cas des sociétés autonomes), ou bien déniée (cas des sociétés hétéronomes).
    « L’autodéploiement de l’imaginaire radical comme société et comme histoire–
    comme le social-historique – se fait et ne peut se faire que dans et par les deux
    dimensions de l’instituant et de l’institué. L’institution, au sens fondateur, est
    création originaire du champ social-historique – du collectif anonyme [… ]» [ Le
    monde morcelé, p. 113].
    33Castoriadis sera donc conduit à reformuler une nouvelle fois le contenu du projet révolutionnaire comme étant « la visée d’une société devenue capable d’une reprise perpétuelle de ses institutions. [… ] société qui s’auto-institue explicitement, non pas une fois pour toutes, mais d’une manière continue » [ La société bureaucratique, p. 51].
    34Toute société doit pouvoir non seulement s’autogouverner, mais également s’auto-instituer de manière explicite. Telle est, d’après Castoriadis, la signification véritable de la démocratie : un régime dans lequel la question de la validité de la loi est maintenue en permanence ouverte, et où l’individu regarde les institutions qui règlent sa vie comme ses propres créations collectives – en droit toujours transformables. D’où, à partir de ce moment-là, l’immense importance qu’accordera Castoriadis à la question de l’autonomie individuelle et collective.

    L’IMAGINATION RADICALE (1965-1995)

    35À partir de la fin des années soixante, Castoriadis va donc infléchir son travail selon une direction nouvelle : après l’autodissolution du groupe Socialisme ou barbarie (1966), il démissionne du poste d’économiste qu’il occupait à l’OCDE depuis 1948, pour devenir psychanalyste (1973), puis professeur à l’EHESS ( 1981).
    36Sans abandonner les interrogations qui ont été les siennes pendant plus de vingt ans, mais estimant toutefois qu’une reconstruction théorique était nécessaire au-delà de la seule critique du marxisme, il va s’atteler à repenser les cadres et les catégories de la « pensée héritée » – soit les fondements du projet philosophique gréco-occidental.
    37L’essentiel pour Castoriadis consistait désormais en un travail d’élucidation critique qui devait permettre d’émanciper la philosophie – définie comme prise en charge de la totalité du pensable – des gangues d’un rationalisme métaphysique trop étroit. Ce n’est qu’à cette unique condition, pensait Castoriadis, que l’on pourrait faire revivre le projet d’émancipation sociale et politique axé désormais selon les visées de l’autonomie individuelle et collective.
    38Théorie et pratique s’avéraient dès lors liées de manière indissoluble : le projet révolutionnaire, lorsqu’il est porté par l’activité autonome et lucide des masses, n’est finalement rien d’autre que cetteactivité, c’est-à-dire le projet lui-même en acte. Et c’est d’ailleurs pourquoi, comme l’explique Castoriadis,
    « le terme même de révolution n’est plus approprié à la chose. Il ne s’agit pas
    simplement d’une révolution sociale, de l’expropriation des expropriateurs, de
    la gestion autonome de leur travail et de toutes leurs activités par les hommes.
    Il s’agit de l’auto-institution permanente de la société, d’un arrachement
    radical à des formes plusieurs fois millénaires de la vie sociale, mettant en cause
    la relation de l’homme à ses outils autant qu’à ses enfants, son rapport à la
    collectivité autant qu’aux idées, et finalement toutes les dimensions de son avoir,
    de son savoir, de son pouvoir » [ La société bureaucratique, p. 53].
    40Les notions d’imaginaire et d’imagination devaient désormais occuper une place centrale dans la réflexion de Castoriadis, qui allait s’étendre à tous les champs du savoir, et ne plus concerner les seules dimensions politiques et sociales : ce sont les fondements mêmes de l’ontologie que le concept d’imagination permettait de réinterroger.

    Nature et statut de l’imagination dans la tradition philosophique

    41Il est remarquable, note Castoriadis [ cf. Fait et à faire, p. 227 à 230; Domaines de l’homme, p. 327 à 331], que l’imagination n’ait jamais acquis la place centrale qui lui revenait dans la pensée philosophique. L’imagination n’a en effet pour ainsi dire jamais été étudiée en elle-même, c’est-à-dire traitée telle une faculté positive, une puissance ou un pouvoir de. Son lien constitutif avec les idées d’invention et de création ayant été totalement oblitéré, l’imagination s’est vue rabaissée au rang de faculté secondaire, au mieux auxiliaire pour la connaissance (Descartes, Leibniz), au pire, comme chez Platon, source d’erreurs, de fictions et d’illusions.
    42La philosophie a certes ménagé une place à l’imagination créatrice, en reconnaissant son rôle primordial en art, mais c’était pour souligner dans le même mouvement son caractère gratuit et arbitraire. C’est donc à l’imagination au sens de la faculté de représenter un objet en son absence que la philosophie s’est le plus souvent référée – soit l’imagination conçue en tant que reproductioncombinatoire : une imagination en définitive seconde (elle ne crée pas l’objet, mais se borne à le produire après-coup : re-production) et secondaire (elle ne figure pas au titre des facultés supérieures de l’esprit, mais se contente de rendre présentable le matériau sensible fourni par la perception).
    « Ici, l’occultation ne pouvait pas être radicale. Elle a été occultation du caractère
    radical de l’imagination, réduction de celle-ci à un rôle second, tantôt perturbant
    et négatif, tantôt auxiliaire et instrumental : la question posée a toujours été celle
    du rôle de l’imagination dans notre relation à un vrai/faux, beau/laid, bien/mal
    posés comme déjà donnés et déterminés par ailleurs. Il s’agissait, en effet,
    d’assurer la théorie [… ] de ce qui est, de ce qui doit être fait, de ce qui vaut, dans
    sa nécessité, soit dans sa déterminité » [ Domaines de l’homme, p. 328].
    44La philosophie aurait donc toujours défini l’imagination en naviguant entre deux écueils : ou bien l’imagination relève de l’infra-pensable, ses objets restent indéterminés et son être privation de détermination, en tout cas déficient quant à ce qu’il détermine; ou bien l’imagination relève du supra-pensable, son objet est alors indéterminable – non par défaut d’être, mais au contraire par excès – et la source de son être reste une transcendance inaccessible à toute détermination.

    Nature et statut de l’imagination radicale

    45Castoriadis va ainsi chercher à repenser l’imagination comme une source de création première, montrant que la distinction apparemment fondatrice pour l’ontologie héritée du « réel » et de l’« imaginaire » n’est en fait qu’une opposition dérivée, produit de cette imagination radicale. Il n’y aurait donc pour l’être humain de « réel », ou plus simplement de réalité, que parce que celui-ci est doué d’uneimagination radicale.
    46« Imagination radicale » doit être prise comme synonyme d’« imaginaire premier [3][3] « Être radical, dit Marx, c’est prendre les choses... », au sens où cet imaginaire crée ex nihilo non seulement des images au sens trivial du terme, mais plus généralement des formes, et par là il faut entendre aussi bien des mots que des types génériques (idées, notions, concepts)– soit l’ensemble des significations au travers desquelles le monde « prend forme » pour l’homme.
    47L’imagination radicale forme donc ce à partir de quoi surgissent les schèmes et les figures qui conditionnent toute représentation et toute pensée. Les oppositions structurantes de la pensée philosophique (réel/fictif, sensible/intelligible, rationnel/irrationnel… ) en sont toutes dérivées. Pour l’exprimer en un vocabulaire moderne, on peut dire que l’imagination radicale forme la « condition transcendantale » du pensable et du représentable : au fond, sans cette présentation première, ou plus exactement sans cette création première, il n’y aurait rien pour l’homme, aucune image ou représentation des choses.
    48Il faut toutefois distinguer les deux aspects de cet imaginaire premier : d’une part, son aspect « individuel » (ou « psychique »), l’imagination radicale; d’autre part, son aspect « collectif » : l’imaginaire social instituant. Bien qu’irréductibles l’une à l’autre, ces deux faces de l’imagination sont indissociables et s’impliquent réciproquement.
    « Le siège de cette vis formandi chez l’être humain singulier est l’imagination
    radicale, c’est-à-dire la dimension déterminante de son âme. Le siège de cette
    vis en tant qu’imaginaire social instituant est le collectif anonyme et, plus
    généralement, le champ social-historique » [ Fait et à faire, p. 228].

    Le surgissement de l’imagination radicale dans le discours philosophique : Aristote

    50Il revient à Aristote le mérite d’avoir, selon Castoriadis, « découvert » l’imagination : c’est ainsi qu’au livre III du traité De l’âme, Aristote donne une définition de l’imagination conçue comme « mouvement engendré par une sensation en acte ». Une telle conception correspond, d’après Castoriadis, à la définition de l’imagination imitative, reproductrice ou combinatoire telle qu’on l’a traditionnellement pensée en philosophie : une faculté permettant la rétention des images sensibles et donc constitutive de la mémoire, incluant de la sorte un pouvoir recombinatoire d’évocation des objets non présents.
    51Or, alors même qu’on aurait pu croire ce problème résolu, celui-ci réapparaît brutalement au milieu du livre III, au moment où Aristote se livre à l’examen de la puissance dianoétique de l’âme :
    « Et pour l’âme pensante les phantasmes sont comme des sensations. [… ] C’est
    pourquoi l’âme ne pense jamais sans phantasme. […] Donc le noétique de l’âme
    pense les formes dans les phantasmes, et comme c’est dans elle qu’est déterminé
    pour lui ce qui est à rechercher et à fuir, il se meut même en dehors de la sensation
    lorsqu’il a affaire à des phantasmes » [Aristote, III, 7, traduction de Castoriadis,
    in Domaines de l’homme, p. 332].
    53Selon l’interprétation que donne Castoriadis de ce passage, il serait permis de voir ici une imagination première, sans laquelle il ne peut y avoir de pensée, et qui précède donc toute pensée :
    « En langage moderne, la pensée implique la re-présentation de l’objet pensé
    par sa représentation, qui est comme la sensation, mais sans l’acte de la présence
    effective de l’objet. Présentation dans et par laquelle peut être donné tout ce qui
    appartient à la forme de l’objet, au sens le plus général du mot forme, soit tout
    ce qui de l’objet peut être pensé; donc, le tout de l’objet sauf sa matière »
    Domaines de l’homme, p. 345].
    55L’imagination qu’a en vue Aristote ici constitue en quelque sorte la condition nécessaire de toute saisie de l’intelligible dans les formes sensibles. En effet, l’intellection des intelligibles au sein même du sensible présuppose la donnée de telle forme sensible comme séparée, donc l’action première de l’imagination – le phantasme qui fournit à la pensée la condition de son objectivité.
    56Lorsque l’on pense tel triangle, par exemple, on ne le sépare pas de la matière, mais lorsque l’on cherche à penser le triangle comme tel (l’intelligible triangle), on le pense indépendamment de la matière dans laquelle il existe : ainsi, les objets mathématiques n’existent jamais comme séparés de la matière, mais lorsque l’âme connaissante doit les saisir en tant qu’ils sont, il est nécessaire qu’elle fasse abstraction de leur matière. C’est là le rôle joué par cette imagination « première » : fournir à l’âme du « sensible sans matière ».
    57Car s’il est impossible de sentir du courbe sans matière, la pensée du courbe en tant que courbe nécessite qu’on le sépare de la matière où il se réalise et qui ne correspond en aucun cas avec le courbe comme tel. Or, il est obligatoire, pour arriver à penser le courbe comme courbe, qu’on puisse également le sentir en quelque manière, sans bien sûr que cette sensation soit matérielle, auquel cas on ne penserait pas le courbe comme courbe, mais comme telle ligne courbe existante. « Cette présentation – comme une sensation mais sans matière – est assurée par la phantasia, elle se réalise dans et par lephantasma. L’imagination qu’a ici en vue Aristote est donc abstraction sensible, abstraction dansle sensible fournissant l’intelligible » [ ibid., p. 345-346].
    58Il serait ainsi légitime, d’après Castoriadis, de concevoir la phantasia aristotélicienne telle une puissance de création qui fournit à l’âme la « sensation abstraite » dont celle-ci a besoin pour connaître : condition première de la pensée, en tant qu’elle seule peut fournir à l’âme l’objet sous une forme sensible quoique sans matière, l’imagination d’Aristote joue en quelque sorte le rôle « schématique » que lui donnera plusieurssiècles plus tard Kant; à la seule différence, que selon Castoriadis, le phantasme n’est pas chez Aristote la simple médiation entre l’ordre des catégories universelles et le donné empirique, il est plus largement le substrat de toute pensée – en ce sens qu’il lui fournit les types génériques nécessaires à la connaissance.
    59Dans une telle perspective, l’opposition a priori/a posteriori manque totalement de pertinence : ici, tout est a posteriori (« si on ne sentait rien, on ne pourrait rien apprendre ni comprendre »), en même temps qu’a priori (« le sensitif et le connaissant de l’âme sont en puissance cela même, le connaissable et le sensible »); et pour cause : l’imagination créatrice – productrice du « sensibleabstrait » – forme la matrice constitutive de toutes les oppositions secondes qu’elle a pour charge d’organiser : a priori/a posteriori, catégoriel/matériel, universel/particulier, intelligible/sensible…
    60Aristote aurait donc le premier reconnu une dimension essentielle de l’âme pensante – sa condition même – qui ne se laisse pas saisir dans l’espace défini par le sensible et l’intelligible, pas plus que dans celui délimité par l’opposition du vrai et du faux, et va jusqu’à déborder le domaine de ce qui est. Ainsi que l’affirme Castoriadis,
    « il voyait que la possibilité pour l’âme de penser, donc aussi de différencier le
    sensible et l’intelligible, repose sur quelque chose qui n’est ni vraiment sensible
    ni vraiment intelligible; et que la possibilité pour distinguer le vrai et le faux – et,
    derrière eux, l’être et le non-être – repose sur quelque chose qui ne tombe pas sous
    les déterminations du vrai et du faux et qui, dans son mode d’être comme dans le
    mode d’être de ses œuvres – les phantasmata – n’a pas de lieu dans les régions
    de l’être telles qu’elles paraissent assurément établies par ailleurs » [ ibid., p. 362].

    Le recouvrement de l’imagination radicale

    62Si la philosophie n’a pas été en mesure de penser l’être comme imagination et comme création, cela tient à son impossibilité de penser véritablement le temps – un temps qui ne soit pas conçu sur le modèle de l’espace, mais comme genèse ontologique, émergence de l’altérité radicalecréation absolue de figures toujours autres.
    63Le temps a en effet toujours été pensé comme production de la différence à partir de l’identique : que ce soit Platon et sa figure du temps comme « image mobile de l’éternité immobile » [ Timée, 37c-38b], ou encore Kant et ses formes pures de l’espace et du temps, la temporalité est pensée – dans le cadre de l’ontologie héritée – comme possibilité de la différence au sein de l’identique, production de l’altérité à partir du même. Ce qui implique donc la nécessité pour l’ontologie de concevoir la succession sous le seul point de vue de l’identité, et par conséquent le temps comme perpétuelle répétition : les principales figures de la succession – causalité, finalité, implication – ne sont en réalité que des formes enrichies de l’identité, résultantes de la nécessité pour celle-ci de se poser comme altérité, et ne faisant que répéter à un niveau « supérieur » le même auquel elles appartiennent; en ce qui concerne le schème de la causalité, par exemple, il est clair que cause et effet appartiennent à l’ordre du même :
    un ensemble d’éléments A ne peut avoir d’effet(s) sur un ensemble différent d’éléments B qu’à la condition ultime que ces deux ensembles fassent partie d’un ensemble identique qui puisse les mettre en situation d’implication réciproque. D’où la définition traditionnelle de l’être, moyennant la suppression du temps, comme détermination à partir d’un dehors omnitemporel; et corrélativement la position du réel comme permanence dans le temps (identité de la différence), que ce soit sous forme de constituants ultimes inaltérables ou sous celle de lois idéales.
    64Dans le cadre d’une telle ontologie, il semble donc impossible de réussir à penser la création constitutive de l’être en général. Car il serait contradictoire, compte tenu des prémisses posées au départ, d’accorder la moindre réalité à la genesis prise comme telle, puisqu’elle est ce qui n’est jamais selon les mêmes déterminations; or, ce qui est fondé selon des déterminations contradictoires ne peut pour l’onto-logique du même avoir de détermination, « ce qui toujours devient » signifiant en fin de compte « ce qui est totalement indéterminé ».
    65L’ontologie traditionnelle a certes essayé de se réapproprier cet « être » indéterminé – que ce soit l’idéalisme comme conservation intemporelle du devenir, ou encore la dialectique en tant que dépassement cumulatif et récupération intégrale du devenir dans l’absolu –, mais elle a du même coup empêché toute compréhension de ce devenir in-déterminé comme altération et donc création :
    « Loin de pouvoir permettre une création ou une altération essentielle quelconque,
    [… ] la temporalité ne peut être alors que déchéance, ou bien imitation imparfaite
    de l’éternité (Platon), au mieux indétermination relative des étants corporels en
    tant que ceux-ci sont affectés de matière (c’est-à-dire d’indéterminable), ou de
    puissance (en tant qu’inachèvement, possibilité d’être différemment, donc déficit
    d’être), ou de mouvement » [ L’institution imaginaire de la société, p. 292].
    67Contre cette ontologie, il faudrait selon Castoriadis penser l’être comme autocréation, c’est-à-dire comme puissance d’auto-altération indéterminée en même temps que déterminante : ce ne serait qu’à cette condition qu’il serait possible de penser le temps de l’être comme émergence de la nouveauté, et l’histoire des hommes en tant qu’elle est leur histoire véritable, soit un processus non déterminé causalement mais radicalement imprévisible. Dire ainsi de la figure A qu’elle est autre que la figure B, c’est affirmer, que de A à B, il y a indétermination essentielle, et non implication logique; par là, qu’il est impossible de déduire B de ce qui aurait été posé dans A et comme A. Une fois explicité l’ensemble des lois auxquelles se réfère A dans son être-ainsi, il n’est en effet pas possible d’en tirer l’existence de B, dont les déterminations sont totalement autres; tout ce qu’il est possible de dire de B, c’est qu’il vient de nulle part, qu’il ne provient pas (de), mais qu’il advient, qu’il est autocréation.
    68D’où la nécessité de reconsidérer l’ontologie à partir de l’imagination radicale, dont le temps pensé comme altérité-altération forme la dimension constitutive. Source de nouveauté perpétuelle, puissance de création immanente, l’imagination est à proprement parler temporalité – le temps qui est « création/destruction », le temps comme « altérité/altération » : « Le temps n’est pas seulement l’excès de l’être sur toute détermination [… ] mais l’excès de l’être sur lui-même, ce par quoi l’être est essentiellement à-être » [ Domaines de l’homme, p. 376].

    Les fondements du discours philosophique : la logique ensidique

    69À partir du moment où l’on pose les bases d’une ontologie qui conçoit l’être comme être-déterminé et l’étance (ou substance) en tant que déterminité, il est nécessaire de concevoir un mode de discours susceptible d’en faire ressortir les caractères fondamentaux; de sorte que, l’être étant pensé comme êtredéterminé, il existe une logique de la détermination qui puisse rendre compte de ses attributs.
    70Castoriadis appelle cette logique la logique ensembliste-identitaire, ou encore, par contraction de ces deux termes, logique ensidique. Son présupposé consiste en ceci qu’il doit être possible d’identifier dans le donné des ensembles d’objets qui soient séparés tout en étant reliés, « ensemble » et « identité » constituant, on le verra par la suite, une dimension essentielle du langage, comme de toute vie et de toute pratique sociale – plus généralement un aspect fondamental de l’être.
    71Dans cette perspective, Castoriadis fait ainsi référence à la définition de l’ensemble donnée par Cantor : « Un ensemble est une collection en un tout d’objets définis et distincts de notre intuition ou de notre pensée. Ces objets sont appelés les éléments de l’ensemble » [ L’institution imaginaire de la société, p. 329-330].
    72Cette définition de Cantor a le mérite, d’après Castoriadis, de condenser de manière explicite les opérations essentielles de ce qu’il nomme legein. Ce terme, dont logos est dérivé, renvoie à l’ensemble des mécanismes de ce qui est habituellement défini comme pensée logique ou raison – soit tout ce qui permet, selon les termes privilégiés par Castoriadis, de « distinguer-choisir-poser-rassembler-compter-dire ».
    73Pour réussir à penser ce qui est (déterminé en tant qu’ensemble), il est en effet nécessaire de poser des objets comme strictement définis, et donc distincts les uns des autres. Car il n’y a de legein possible que si, à un certain niveau de l’être, la totalité des choses existantes peut être identifiée en un ensemble cohérent, fait d’une part, des différentes réalités séparées les unes des autres (« l’homme », « l’animal », « la raison »… ), d’autre part, des relations mettant en liaison cette pluralité d’objets (« l’homme est un animal doué de raison »… ).
    74D’où le présupposé fondamental de cette logique : propriété = classe; à savoir qu’appartenir à une certaine classe d’objets (« les êtres humains ») définit une propriété bien précise (« la réflexion »), et réciproquement, que posséder telle qualité (« la réflexion ») définit tel groupe d’objets (« les êtres humains »).
    « En elle se noue cette énigmatique identité de l’être et du penser scellés dès
    Parménide, puisqu’elle revient à dire que “ce qui est – ce qui peut être pensé”
    peut et doit toujours pouvoir être bien défini et bien distinct, composable et
    décomposable en des totalités définies par des propriétés universelles et
    comprenant des parties définies par des propriétés particulières » [ Les carrefours
    du labyrinthe I, p. 269].
    76L’existence de la collectivité comme faire collectif organisé présuppose nécessairement une telle logique. Indépendamment même des significations imaginaires qui donnent une forme particulière à l’environnement dans lequel elle se situe, et quel que soit le contenu de l’organisation du monde que la société institue, le faire social doit nécessairement se référer à des objets distincts et déterminables selon des propriétés bien définies. Il est à ce titre impossible que puisse exister une société où on ne distinguerait pas tel ou tel animal, tel ou tel outil, tel ou tel âge de la vie, etc. : sa perpétuation dans le temps ne pourrait sinon être envisageable. Que par ailleurs, il existe suivant les sociétés diverses manières de donner sens à l’animalité, à la technique, au rapport enfant-adulte ne change rien quant au fond du problème : une vache doit toujours pouvoir être déterminée en tant qu’elle est une vache et non un taureau (dimension ensembliste-identitaire naturellement identifiée), avec tout ce qu’une telle détermination implique, quand bien même ce serait une vache sacrée et non une vache d’abattoir (dimension imaginaire socialement instituée).
    77Cette logique n’est donc pas seulement fondée sur le legein en tant que représenter/dire humain, mais renvoie à la première strate naturelle au sein de laquelle ce qui se donne se présente comme soumis d’emblée à la logique ensidique : une vache et un taureau engendreront toujours des veaux, deux pierres et deux pierres font quatre pierres, un homme ne peut pas naturellement se transformer en femme, etc. Il existe ainsi, principalement dans le domaine biologique, une dimension de l’être intrinsèquement ensidisable, c’est-à-dire « classable sans problème dans des hiérarchies et des juxtapositions ou des croisements de hiérarchie appartenant toujours en tant qu’élément distinct et défini à des collections repérables, possédant toujours des propriétés suffisantes pour définir des classes, se conformant toujours aux “principes” d’identité et du tiers exclu » [ ibid., p. 271].
    78Le problème n’est pas de reconnaître cette dimension ensidisable de l’être, ni la validité de la logique ensidique; il est de réduire la globalité de l’être à cette seule dimension « naturelle », méconnaissant dès lors la spécificité des trois strates « supérieures » de l’être : l’être-psychique, l’être-social-historique, l’être-sujet. L’ordre du sens, loin d’être réductible à une simple combinatoire logique, ne peut finalement s’appréhender qu’au travers d’une pensée de l’imagination radicale : car l’être de l’homme est un magma de significations imaginaires.

    UNE ONTOLOGIE DE L’ÊTRE-IMAGINAIRE

    79La logique ensidique est un discours qui doit nécessairement poser des catégories universelles (« essences » chez Platon, « catégories » pour Aristote et toute la philosophie ultérieure) valables quels que soient l’objet et le domaine considérés : « Ce n’est pas un accident, ni un aspect secondaire, mais une nécessité s’originant dans le plus profond de l’organisation héritée que d’affirmer en fait l’existence de catégories transrégionnales possédant un sens plein et le même sens quel que soit le type d’objet considéré » [ ibid., p. 278]. De sorte qu’il soit possible de constituer un tableau des catégories comme constituants essentiels et universels de ce qui est, et de ce qui peut en être dit.
    80Le problème, c’est qu’en postulant un sens de l’être univoque, on présuppose l’homogénéité de ce qui est en fait hétérogène, et on oublie ainsi que la signification des catégories organisatrices du réel vient aussi de ce que, chaque fois, elles organisent : car le concept d’unité ne peut avoir le même sens, ni le même contenu lorsqu’il s’agit de l’unité « espace » et de l’unité « psychisme ».
    81Il serait par conséquent nécessaire d’admettre le caractère multivoque des catégories au travers desquelles nous pensons l’être, leur signification étant codéterminée par ce qu’elles déterminent : la réalité du psychique, en ce qu’elle diffère totalement de la réalité de l’espace, détermine un concept d’unité psychique qui n’a rien à voir avec celui d’unité spatiale; ainsi, l’objet « psychisme » ne peut être conçu en tant que tel à partir d’aucune catégorie préexistante, car il définit lui-même un type de relation à partir duquel seulement il peut être rendu pensable.
    82Nous devons donc reconnaître (ce qu’admettait déjà Aristote) que l’être se dit de multiples façons, et prendre ainsi en considération – en essayant de la rendre pensable – la « régionalité » de ce qui se donne à nous. Cette pluralité des différents niveaux d’être ne fait pas système, mais constitue ce que Castoriadis appelle un magma, c’est-à-dire un mode d’être à part entière où coexiste une multitude de formes ontologiques fondées sur une organisation qui contient des fragments de multiples organisations logiques, mais est irréductible à une détermination logique univoque [4][4] Un magma est ce dont on peut extraire des organisations....

    L’être-premier

    83Le legein, en tant qu’il cherche à représenter et dire quelque chose du monde, exige de l’être que celui-ci soit une fois pour toutes (à l’origine ou même à la fin, comme chez Hegel) réglé de part en part, c’est-à-dire achevé, déterminé, et donc rigoureusement identique à lui-même. Or, d’après Castoriadis, « le monde– l’être – est essentiellement chaos, abîme, sans-fond. Il est altération et auto-altération. Il n’est que pour autant qu’il est toujours à-être, il est temporalité créatrice-destructrice » [ Domaines de l’homme, p. 367].
    84L’humanité, qui se situe dans le prolongement de ce chaos, et dont elle émerge en tant que psyché et en tant que société, doit se tenir face à cet abîme, à ce sans-fond du monde. Celle-ci a une obscure compréhension de cette situation initiale, ce qui se traduit par l’exigence contradictoired’en rendre compte tout en la masquant : il s’agit pour l’humanité de montrer l’abîme, et au travers de ce geste, de le recouvrir. Le rapport de l’humanité au chaos qui l’entoure s’opère donc selon un mode fondamental, celui de la présentation/occultation.
    85Cette présentation/occultation du chaos s’effectue de manière soit « relative », soit « absolue » : de manière « relative » – dans et par la constitution de la logique ensidique qui permet une certaine stabilisation et homogénéisation de ce flux-reflux primordial, tout en occultant son caractère hétérogène; de manière « absolue » – dans et par l’institution religieuse de la société, qui doit nommer cet abîme moyennant sa représentation comme divin, tout en occultant le fait que cet abîme est effectivement sans-fond et que tout, donc l’homme et la société, émerge du « néant ».
    « La religion fournit un nom à l’innommable, une représentation à l’irreprésentable,
    un lieu à l’illocalisable. Elle réalise et satisfait à la fois l’expérience de l’abîme
    et le refus de l’accepter, en le circonscrivant – en prétendant le circonscrire, en
    lui donnant une ou plusieurs figures, en désignant les lieux qu’il habite, les moments
    qu’il privilégie, les personnes qui l’incarnent, les paroles et les textes qui le révèlent.
    Elle est, par excellence, la présentation/occultation du chaos » [ ibid., p. 378].
    87L’être/étant « ensidique » et l’être/étant « religieux » présentent d’après Castoriadis les mêmes caractères essentiels : ils sont en effet tous deux conçus comme rigoureusement déterminés – principe d’existence effective par quoi tout vient à l’être. L’ontologie philosophique qui identifie être et détermination n’est en cela nullement différente de la religion; il n’y a, sur ce plan en tout cas, guère de différence entre la pensée platonicienne qui définit l’être authentique d’une chose en tant qu’elle participe à l’eidos et la mythologie archaïque « participative ».
    88Selon Castoriadis, la science moderne contemporaine (physique quantique, macrophysique) aurait justement remis en question le principe de l’homogénéité/déterminabilité de l’être, en montrant que, bien qu’évidemment compatibles, les strates de l’être/étant ne sont pas intégrables en un système ensidique unitaire-homogène : l’univers physique matériel est certes ensidisable, mais il l’est à chaque fois autrement, selon la strate du monde que l’on considère ou que l’on découvre.

    L’être-vivant

    89Au sein de ce flux chaotique va émerger une puissance de mise en forme susceptible de produire les régularités qu’implique l’existence d’êtres aux dispositions relativement stables. L’imagination constitue précisément une telle puissance, et l’intérêt des positions défendues par Castoriadis, à rebours de la tradition philosophique qui voit en elle une faculté spécifiquement « animale », est d’ancrer celle-ci au fondement même du vivant.
    90L’être-vivant forme le premier niveau du pour-soi; seulement il faut prendre garde à ne pas assimiler pour-soi et sujet réflexif. Le pour-soi dont il est question ici n’a rien à voir avec la conscience (de soi) dont parlent par exemple Kant et Hegel : il s’agit simplement pour Castoriadis de désigner la capacité d’autoconstitution du vivant qui doit à chaque fois se former son monde propre. D’où le présupposé ensidique qu’à chaque être vivant, on puisse faire correspondre un soi clairement identifiable (la cellule vivante n’existe pas bien sûr pour elle-même, mais on peut toutefois la définir comme un soi, sans quoi elle ne serait rien), et auquel on puisse attribuer les trois déterminations essentielles de l’intention, de l’affect et de la représentation qui sont celles du poursoi : ce qui se situe à chaque fois dans le champ de tel « soi » vivant doit forcément être représenté d’une certaine manière, pourvu d’une « valeur » positive ou négative ( affect minimal du plaisir et du déplaisir) qui puisse guider l’intention (ou « désir ») en jouant le rôle de signal d’attraction ou de répulsion.
    91L’imagination est donc à l’œuvre dans la logique de l’être vivant, en ce qu’elle permet à celui-ci de se créer son monde propre à partir d’un environnement qui lui est au départ étranger. On peut ainsi définir le vivant comme un automate ( automatos : ce qui se meut soi-même) capable de transformer une partie des phénomènes objectifs en événements propres, moyennant l’intervention d’une série de dispositifs qui en élaborent les éléments d’information pertinente dans le cadre de son autoconservation : en transformant la phénoménalité X en information, chaque être-soi vivant va donc créer un monde propre dans lequel il pourra assimiler ce qui lui est utile.
    92Or, la condition de cette autoconstitution est que le soi puisse d’abord donner forme à – in-former – l’X de la phénoménalité et ainsi se le rendre présent à lui-même : le soi doit poser cet X comme forme, le faire être comme forme, c’est-à-dire en faire une image au sens le plus large du terme, bref l’imaginer.
    93On doit alors admettre que l’imagination, du moins sous une forme élémentaire, remplit une fonction dans la logique constitutive du vivant, et qu’elle y est présente comme pouvoir d’organisation immanent :
    « Le vivant possède donc une imagination “élémentaire” qui contient une logique
    “élémentaire”. Moyennant cette imagination et cette logique, il crée, chaque
    fois, son monde. Et la propriété caractéristique de ce monde est qu’il existe,
    chaque fois dans la clôture. Rien n’y peut entrer – sauf pour le détruire – que
    selon les formes et les lois de la structure “subjective” du soi chaque fois
    considéré, et pour être transformé selon ces formes et ces lois » [ Fait et à faire,
    p. 261].

    L’être-psychique

    95Il convient toutefois de remarquer que cette imagination et cette logique sont dès le départ fixées de manière rigide et qu’elles constituent un système rigoureusement fonctionnel – asservies à la finalité d’autoconservation et d’auto-perpétuation de l’espèce. Ce n’est qu’avec l’apparition de l’être humain qu’intervient une rupture dans l’organisation logique du vivant : l’être psychique constitue à ce titre la première brisure dans l’ordre du pour-soi.
    96Alors que le « psychisme » permettant à l’animal d’organiser son mode propre (niveau du pour-soi) ne peut être déconnecté de sa constitution neurosensorielle, le psychisme humain se trouve caractérisé par la domination du plaisir représentatif sur le plaisir organique; la déliaison de la sexualité humaine d’avec la reproduction en est l’une de ses conséquences les plus remarquables.
    97Cette a-fonctionnalité se manifeste chez l’homme dans l’insuffisance des régulations instinctuelles qui régissent le comportement des animaux sur le mode de l’automaticité. De là découlent bien entendu l’autonomisation de l’imagination et la naissance du désir en tant que désir de l’autre : on peut dès lors décrire le psychisme humain comme un flux illimité d’images produites dans et par une spontanéité représentative sans fin assignable, qui n’est en tout cas pas fondée sur une correspondance univoque entre la phénoménalité X et l’image formée à partir d’elle. À la satisfaction biologique animale, l’imagination radicale substitue chez l’homme la satisfaction hallucinatoire, qui présuppose non pas tant la capacité de voir des images ou de se voir en tant qu’image dans un miroir, mais bien plutôt l’aptitude à poser ce qui n’est pas, plus précisément à voir dans quelque chose ce qui n’y est pas : c’est la logique du quid pro quo ici à l’œuvre, qui permet par exemple au nourrisson de produire la représentation du sein absent sous forme de phantasme et d’en jouir sur un mode hallucinatoire, ou encore d’imaginer, lorsqu’il sera plus grand, un chien dans les trois phonèmes ou les cinq lettres de ce mot.
    98Dans le cadre de son travail de psychanalyste, Castoriadis a mis en évidence, en procédant régressivement à partir du fonctionnement de la psyché (notamment inconsciente), l’existence d’un noyau narcissique originaire dans lequel s’enracinent tout désir et toute représentation imaginaire. Poursuivant ainsi les analyses de Freud sur le narcissisme primaire où le premier objet de la libido est le moi lui-même (à condition d’ailleurs que l’on puisse parler à ce stade d’un moi constitué), Castoriadis va montrer que le monde du nourrisson n’est pas l’autre du nourrisson, mais que celui-ci s’identifie à ce monde comme étant lui-même ce monde : d’où l’identité dégagée par Castoriadis dans le cas de la psyché originaire : moi =plaisir =tout =modèle du « sens » (sous-entendu : je =suis =monde).
    99On aurait donc une instance psychique originaire qui se représente comme toute-puissante puisqu’elle épuiserait la totalité du sens existant. Freud parlait déjà à ce propos d’une toute-puissance magique de la pensée, mais ce dont il s’agit en fait ici, c’est d’une toute-puissance réelle de la pensée inconsciente – « réelle » au sens où la question n’est pas tant pour l’inconscient de s’adapter au monde ou de le transformer, mais de modifier la représentation afin de se la rendre plaisante (plaisir d’organe). Cette monade psychique originaire est d’une part arationnelle, dans la mesure où elle ignore le temps et la contradiction, donc la réalité du monde extérieur; d’autre part, a-sociale, puisque totalement égocentrée, elle ignore les autres et refuse tout délai dans la satisfaction de son désir.
    100Prise comme telle, la psyché humaine est donc radicalement inapte à la vie : un nourrisson qui en resterait au stade du seul plaisir hallucinatoire deviendrait très rapidement psychotique. D’où la nécessité de socialiser la psyché, afin de lui faire accepter la présence d’autrui comme limite à la réalisation de son désir : c’est à l’institution sociale qu’il revient la charge, sous une forme ou sous une autre, de fabriquer à partir de la psyché un individu social dans son mode d’être, ses références, ses comportements.
    « Il faudra toujours, sans lui demander un avis qu’il ne peut pas donner, arracher
    le nouveau-né à son monde, lui imposer – sous peine de psychose – le renoncement
    à sa toute-puissance imaginaire, la reconnaissance du désir d’autrui comme aussi
    légitime que le sien, lui apprendre qu’il ne peut pas faire signifier aux mots ce
    qu’il voudrait qu’ils signifient, le faire accéder au monde tout court, au monde
    social et au monde des significations comme monde de tous et de personne »
    L’institution imaginaire de la société, p. 453].
    102L’individu n’est pas un fruit de la nature, il est avant tout création et institution sociale : le nouveau-né radicalement inapte à la vie doit être humanisé, et cette humanisation ne devient effective qu’au travers de sa socialisation. Un tel processus n’est cependant rendu possible qu’à la condition que l’institution fournisse à la psyché du sens qui puisse lui faire accepter la perte de sa toute-puissance imaginaire :
    « Ce sont ses significations qui donnent un sens – sens imaginaire, dans l’acception
    profonde du terme, à savoir création spontanée et immotivée de l’humanité – à
    la vie, à l’activité, au choix, à la mort des humains comme au monde qu’elles
    créent et dans lequel les individus doivent vivre et mourir » [ La montée de
    l’insignifiance, p. 223].
    104La polarité n’est donc pas celle entre individu et société, comme le présuppose selon Castoriadis l’essentiel de la philosophie politique et sociale, elle se situe entre psyché et société : la psyché des humains singuliers, bien qu’elle n’existe que socialisée, ne peut jamais l’être complètement, c’est-à-dire que la psyché ne peut jamais être rendue conforme à ce que les institutions exigent d’elle : ce monde « présocial » constitue toujours une menace pour le sens instauré par la société.

    L’être-social-historique

    105Dès sa naissance, l’individu pris en charge par la collectivité à laquelle il appartient se trouve donc placé dans un champ social-historique – sous l’emprise à la fois de l’imaginaire social instituant auquel il participe (qu’il ait conscience ou non de cette participation) et de l’imaginaire institué dont il doit nécessairement tenir compte (qu’il lui soit soumis ou qu’il le conteste). Le socialhistorique définit un nouveau mode d’être en tant qu’il désigne une forme ontologique que l’on ne rencontre ni dans l’ordre du vivant en tant que tel ni dans l’ordre de la psyché « pure » puisque celle-ci renvoie à un univers « présocial » : une totalité tenue par des institutions et par les significations que ces institutions incarnent (« sociale ») nécessairement engagée dans un processus d’auto-altération temporelle (« historique »).
    106Comme on l’a montré précédemment [5][5] Cf. supra, « Le recouvrement de l’imagination radicale..., l’ontologie ensembliste-identitaire ne peut – parce qu’elle se fonde sur une conception de l’être comme « être déterminé » – penser ce qui est hétérogène, ce dont la société et l’histoire sont l’expression par excellence. Car on ne peut déduire les différentes formes de l’être « société » à partir d’un concept posé a priori, comme l’ont fait par exemple, les différentes variantes du fonctionnalisme qui postulent l’existence de besoins humains fixés une fois pour toutes et expliquent l’organisation de la société comme l’ensemble des dispositifs et des fonctions visant à les satisfaire. Bien entendu, la société ne peut exister sans une dimension fonctionnelle : il existera toujours des besoins vitaux à satisfaire – ce que la collectivité est précisément en mesure d’effectuer; mais toute société « asservit » cette fonction à autre chose : les significations imaginaires sociales. Et ce qui fait justement la spécificité d’une société est celle du noyau central de ses significations imaginaires, les besoins biologiques à satisfaire ne prenant sens que dans ce cadre : de ces besoins vitaux, l’institution sociale est toujours et partout obligée de tenir compte, mais cela s’opère au travers d’une transformation du fait naturel de ces besoins en signification imaginaire sociale, laquelle renvoie au noyau central des significations imaginaires de la société considérée.
    107Il est donc strictement impossible de se représenter la société comme un ensemble concret d’individus socialisés, d’institutions et de significations, sans évoquer l’idée de création. Puisqu’il semble difficile de concevoir une explication causale de la succession et de l’altération des sociétés dans le temps, il faut au contraire admettre que la société est création – plus précisément création d’elle-même,donc autocréation. Dans le cas de la société, en effet, on ne se trouve pas en présence d’éléments préexistants dont l’assemblage formerait telle société; les différents éléments de la société (individus, institutions, significations) sont en fait créés par la société elle-même au travers de son auto-institution, et il est d’après Castoriadis tout à fait erroné d’appliquer au champ « social-historique » une logique combinatoire, comme a prétendu pouvoir le faire l’anthropologie structurale. « La société comme telle est autocréation; et chaque société particulière est une création spécifique, l’émergence d’un autreeidos au sein de l’eidos générique société » [ Fait et à faire, p. 268].
    108Puisque la société est autocréation, on doit en tirer la conséquence qu’elle est aussi auto-altération. Que cette auto-altération soit pour la plupart des sociétés accomplie de manière suffisamment lente pour ne pas être perceptible à l’œil de l’historien, que de plus, celle-ci ne soit pas reconnue explicitement par la société, mais attribuée à une source extra-sociale (les ancêtres, les dieux, la raison) ne change rien quant au fond du problème : la société est toujours institution d’elle-même, donc auto-institutionautocréation, et par conséquent, auto-altération. Le temps de l’histoire des hommes, le temps social-historique, ne doit pas être conçu comme « simple médium abstrait de la coexistence successive ou simple réceptacle des enchaînements dialectiques », mais comme « temps de l’altérité radicale, altérité radicale non productible » [ L’institution imaginaire de la société, p. 259].

    L’être-sujet

    109Nous devons bien comprendre que les modes d’être distingués ici ne renvoient pas à des domaines ou régions totalement séparés les uns des autres, et qu’il n’y a pas différents types d’être qui auraient pour caractéristiques les uns d’être « vivants », les autres « psychiques », les autres « historiques ». Dans quelle catégorie faudrait-il par exemple, le cas échéant ranger l’être humain ?
    110Ce n’est évidemment pas ainsi qu’il faut voir les choses : l’ontologie de l’être en tant qu’imagination radicale développée par Castoriadis fournit en fait un cadre de pensée rendant possible la coexistence de strates (ou couches) d’être qui ne sont pas dialectiquement intégrées mais « réunies » en une totalité contradictoire, sans pour autant qu’elle soit incohérente. Dans cette ontologie, les niveaux « supérieurs » n’annulent pas les niveaux « inférieurs », pas plus qu’ils ne se les intègrent : il y a seulement pour chaque « niveau d’être » des types de processus et des objets spécifiques, des schèmes de significations qui sont différents et définissent une matrice de sens bien précise.
    111En fait, pour chaque strate de l’être, il existe un mode d’organisation qui tend à se clore sur lui-même tout en maintenant ouverte la possibilité de briser sa propre clôture : c’est ainsi que chaque être vivantdoit faire référence à lui-même et ainsi distinguer le soi du non-soi pour être en mesure de se l’assimiler. Chaque être vivant ne peut donc s’autoconserver qu’à condition de pouvoir s’identifier comme soi à l’exclusion de tout ce qu’il n’est pas, ce qui implique la clôture totale du soi.
    112Mais en même temps il existe chez un être vivant particulier – l’homme – la capacité de briser cette clôture, au travers de sa puissance d’imagination autonome et a-fonctionnelle. Cette rupture définit unnouveau type d’être qui, là encore, va se voir marqué par une tendance à la clôture sur soi, la psyché cherchant, on l’a vu précédemment, à s’identifier au monde dans sa globalité. C’est à l’êtresociété (« social-historique ») qu’il va revenir la charge de briser cette clôture au travers du processus de socialisation, en fournissant à la psyché du sens diurne.
    113L’être-société va se voir caractérisé à nouveau par la reproduction de cette même tendance à la clôture sur soi : c’est le cas des sociétés hétéronomes, écrit Castoriadis, qui
    « créent certes leurs propres institutions et significations, mais [qui] occultent
    cette autocréation, en l’imputant à une source extra-sociale, extérieure en tout
    cas à l’activité effective de la collectivité effectivement existante : les ancêtres,
    les héros, les dieux, les lois de l’histoire ou celles du marché. Dans ces sociétés
    hétéronomes, l’institution de la société a lieu dans la clôture du sens. Toutes les
    questions formulables par la société considérée peuvent trouver leur réponse
    dans des significations imaginaires et celles qui ne le peuvent pas sont non
    tellement interdites que mentalement et psychiquement impossibles pour les
    membres de la société » [ La montée de l’insignifiance, p. 224].
    115En fait, cette situation est la plus fréquente dans l’histoire, et celle-ci n’a été rompue, d’après Castoriadis, qu’à deux reprises : en Grèce ancienne et en Europe occidentale, rupture qui s’exprime par la double création de la politique comme mise en question des lois et institutions établies, et de la philosophie comme mise en question des représentations collectivement admises. C’est dans un tel mouvement de rupture que se définit l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’autonomie radicale du pour-soi humain pensé comme réflexivité :
    « Il y a discontinuité, rupture de cette succession de sociétés hétéronomes, au
    sens où dans certaines sociétés et périodes historiques surgissent l’interrogation
    et la contestation portant sur les institutions existantes et les significations
    imaginaires sociales correspondantes : c’est la naissance de la philosophie comme
    interrogation illimitée et de la démocratie comme assomption par la collectivité
    de ses pouvoirs et de ses responsabilités dans la position des institutions sociales »
    Sujet et vérité dans le monde social-historique, p. 45].
    117Cette rupture implique donc l’exigence pour l’individu de rendre raison de ce qu’il dit et de ce qu’il pense; elle présuppose la réflexivité que l’on ne doit pas confondre avec le raisonnement logique et le simple calcul, mais qui peut se définir comme « la possibilité que la propre activité du “sujet” devienne “objet”, l’explicitation de soi comme un objet non objectif, ou comme objet simplement par position et non par nature » [ Le monde morcelé, p. 211].
    118L’être-sujet pensé comme pour-soi réflexif présuppose la présence d’une imagination radicale, qui voie ce que le pour-soi ne peut jamais vraiment voir :
    soi-même; au sens où je me pose, « moi », en tant que je suis moi et en même temps en tant que je suis autre que moi, en tant surtout que je pourrais être autre chose que ce que je suis actuellement. L’être-sujet constitue à cet égard la forme ultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissance de création explicite, aussi bien dans le domaine de l’art que dans celui de la politique.
    119C’est à ce stade qu’émerge le logos comme faculté d’interrogation illimitée et mise en question de toute institution. De ce questionnement radical ne subsiste qu’un être : l’auto-instituant.








    Notes

    [1]Cf. Domaines de l’homme [p. 179]: « Depuis soixante ans, la situation et le sort effectif du travailleur russe dans la production sont essentiellement identiques à ce qu’ils ont toujours été sous le capitalisme. [… ] À considérer strictement le procès de travail et de production, la classe ouvrière russe se trouve soumise au rapport de “salariat” autant que n’importe quelle autre classe ouvrière. »
    [2]Conception qui, d’après Castoriadis, est aussi bien celle de Marx – l’imaginaire en tant qu’idéologie est une représentation inversée de la réalité – que de la psychanalyse, en particulier de Lacan.
    [3]« Être radical, dit Marx, c’est prendre les choses à la racine. »
    [4]Un magma est ce dont on peut extraire des organisations ensidiques en nombre indéfini, mais qui ne peut être lui-même objet d’une « ensidisation ».
    [5]Cf. supra, « Le recouvrement de l’imagination radicale ».

    Plan de l'article

    1. DE L’ANALYSE DU CAPITALISME BUREAUCRATIQUE À LA NOTION D’IMAGINAIRE SOCIAL INSTITUANT (1945-1964)
      1. La réélaboration du concept de bureaucratie
      2. La critique du marxisme
      3. La nature du capitalisme moderne
      4. La rupture définitive avec le marxisme
      5. L’imaginaire social instituant
    2. L’IMAGINATION RADICALE (1965-1995)
      1. Nature et statut de l’imagination dans la tradition philosophique
      2. Nature et statut de l’imagination radicale
      3. Le surgissement de l’imagination radicale dans le discours philosophique : Aristote
      4. Le recouvrement de l’imagination radicale
      5. Les fondements du discours philosophique : la logique ensidique
    3. UNE ONTOLOGIE DE L’ÊTRE-IMAGINAIRE
      1. L’être-premier
      2. L’être-vivant
      3. L’être-psychique
      4. L’être-social-historique
      5. L’être-sujet

    Pour citer cet article


    Poirier Nicolas, « Cornelius Castoriadis. L'imaginaire radical. », Revue du MAUSS 1/2003 (no 21) , p. 383-404





  • ---------------------------------------------------------------------------------------


    Version PDF : ENTRETIEN CASTORIADIS

    4 Octobre 1991 « PSYCHANALYSE ET SOCIETE » 

    (interview réalisée par Stéphane Barbery)


    Origine : échanges mails sur la liste Castoriadis


    « L’expérience du transfert comme chemin vers une autonomie personnelle réelle peut-elle être rendue de façon équivalente par l’éducation, l’écolage, même inspirés par la psychanalyse ? (autre formulation : la création d’un autre rapport entre instance réflexive et les autres instances psychiques n’est-elle possible que dans la psychanalyse ?) »

    CC – Non, je ne pense pas que l’expérience du transfert puisse être rendue de façon équivalente par l’éducation, l’écolage, même inspirés par la psychanalyse. Mais ce n’est pas équivalent avec votre deuxième formulation : je pense que la création d’un autre rapport entre instance réflexive et autres instances psychiques, elle, est possible en dehors de la psychanalyse. Seulement l’expérience du transfert est unique pour des raisons qui sont presque triviales. Parce que c’est un adulte en général qui revit une expérience de relation transférentielle dans une certaine régression avec une figure qui pour lui représente, représentera successivement les figures parentales, etc. Il y a une unicité de l’expérience du transfert qui ne peut pas être transposée.

    « Cette expérience apporte-t-elle un plus dans le chemin vers l’autonomie individuelle ? »

    CC – Ce n’est pas l’expérience du transfert comme telle mais c’est l’expérience analytique. Oui, elle apporte un plus au sens que cela donne une capacité de se réfléchir, évidemment pas pour ce qui est des processus purement intellectuels, mais pour ce qui est des processus psychiques, capacité que généralement les individus n’ont pas ou n’ont pas à ce degré.

    « Quelle différence faites-vous entre l’expérience analytique et l’expérience du transfert ? »

    CC – Le transfert est une composante d’une expérience analytique. L’expérience analytique est plus large. Elle n’est pas que le transfert. Il y a tout le travail de l’analysant par exemple.

    « La psychanalyse, si son objet est celui que vous lui donnez, ne va-t-elle pas au-delà de son rôle thérapeutique ? N’a-t-elle pas alors un rôle politique à jouer ? Sinon, ne la cantonnez-vous pas dans son rôle précisément thérapeutique ?

    CC – Il faut s’entendre. J’ai toujours pensé que la psychanalyse n’a pas de rôle politique direct à jouer. Il y a un rôle politique très indirect qui est un rôle d’élucidation ; et ce rôle d’élucidation c’est essentiellement ce que j’ai essayé de faire : la prise en compte des éléments psychiques dans l’institution sociale et la prise en compte de ces éléments psychiques aussi, sans doute, dans le fonctionnement des individus, par exemple dans des groupes, des institutions concrètes, etc. Cela ne veut pas dire que l’on peut, pour le dire bêtement et brutalement, psychanalyser la société ou psychanalyser un groupe politique ou psychanalyser le parti socialiste aujourd’hui pour lui faire surmonter sa déprime, etc.
    Deuxièmement elle a un rôle, mais là qui est infime, dans la mesure où on peut espérer que des individus sortant d’une psychanalyse digne de ce nom sont effectivement des individus qui peuvent agir de façon beaucoup plus lucide dans une action politique qui vise l’autonomie.

    « N’y a-t-il pas alors un trouble à partir du moment où il existe un moyen pour rendre les individus plus autonomes : est-ce que ce moyen ne peut pas être utilisé de façon plus importante ?

    CC – Il ne peut pas être utilisé de façon plus importante pour une raison très dure, très empirique : c’est que les gens ne font pas une analyse pour devenir plus autonomes. Les gens font une analyse parce qu’ils souffrent. C’est cela qui les conduit en analyse, qui les maintient en analyse. Bien sûr tout de suite après se noue le transfert mais c’est ça le mobile de départ et c’est ça le moteur tout au long de l’analyse. S’il n’y avait que le transfert, les analysants resteraient sur le divan ad vitam aeternam, ils seraient là, ils seraient contents, ils aimeraient leur psychanalyste et ils auraient l’impression que leur psychanalyste les aime : ça baigne, comme on dit. Il y a une souffrance réelle qui les oblige à aller plus loin.

    « Donc, pour vous, la psychanalyste ne doit traiter que de la souffrance, que de la douleur ? »

    CC – En tant que psychanalyste, je pense que oui.

    « Ce n’est pas du tout l’impression que donnent vos écrits lorsque vous parlez de psychanalyse et politique. Vous appuyez sur l’autonomie dans ceux-ci.

    CC – Oui, car le point de départ, c’est la souffrance, mais la vraie fin de l’analyse, à laquelle elle ne réussit pas toujours à aboutir, c’est effectivement à mes yeux l’autonomie de l’individu. Donc c’est sur cette fin que je mets le poids. C’est pour cela. Et aussi, comme c’est la même fin que la pédagogie et, dans ma conception, que la politique, c’est pour cela que, par exemple dans Psychanalyse et politique – comme le faisait déjà Freud mais d’une autre façon – je regroupe les trois comme je l’avais déjà fait dans la première partie de l’Institution imaginaire. Lorsque je parlais de praxis en 1965, j’avais déjà fait ce recoupement. Mais, de même, il y a peut-être plus de pédagogie bien conçue dans une action politique bien conçue que de psychanalyse.
    « Finalement, vous la cantonnez dans un rôle proprement thérapeutique et rien d’autre ? »
    CC – Pas thérapeutique uniquement.
    « Dans un rôle « d’inspiratrice » ?
    CC- Elle est inspiratrice à l’autonomie mais au plan pratique je ne vois pas comment on peut dépasser le niveau individuel. C’est-à-dire psychanalyste-psychanalisé. Je ne vois pas des implications plus collectives.
    « Dans le nombre de personnes psychanalysées et le nombre de psychanalystes, dans l’influence plus importante qu’elle pourrait avoir ? »
    CC – Qu’est-ce qui limite le nombre ?
    « Parce qu’elle est recouverte encore aujourd’hui d’un halo ésotérique qui fait qu’on la voit destinée à des hystériques bourgeoises… »
    CC – Cela est vrai : il y a un barrage qu’on peut dire socioéconomique et même idéologico-imaginaire. C’est vrai, mais cela veut simplement dire qu’au lieu d’avoir – je ne connais pas les statistiques mais au lieu d’avoir 100 000 personnes qui se font analyser on en aurait 500 000 : sur 50 millions d’électeurs, cela ne fait pas beaucoup…
    « Question naïve et hors de notre sujet : si tout le monde gagnait un minimum d’autonomie personnelle et pouvait faire des choix, qui effectuerait les travaux pénibles ?
    CC – Ce n’est pas une question naïve du tout. C’est une question qui concerne l’organisation du travail dans une société autonome. Je pense que, dans ces cas-là, il faut soit compenser les travaux pénibles par une moindre durée, soit d’une façon ou d’une autre organiser des systèmes de rotation. Mais là, on est dans un autre domaine.
    Concepts psychanalytiques
    « Sur quoi fondez-vous « la monade psychique » (il est dommage que vous ne tentiez de le faire par du clinique particulièrement pédiatrique). Il ne me semble pas avoir trouvé dans vos textes de fondements à votre schème de « monade psychique ».
    CC – Mais quel pourrait être ce fondement ?

    Vous avez raison, en un sens c’est une hypothèse. Si je procède régressivement, je me demande d’abord bêtement pourquoi, finalement – à part quelques rares exceptions et qui sont encore passibles d’interprétation – chaque individu est le centre du monde pour lui-même. Pas simplement le centre des coordonnées au sens que X, Y, Z commencent toujours par moi et le maintenant c’est mon maintenant, et pas le maintenant de Kant, de Toutankhamon ou de Périclès ni le vôtre d’ailleurs, c’est mon maintenant. Prenez 1984 : pourquoi Winston Smith trahit-il Julia en disant : « faites-le à elle et pas à moi » ? Il y a donc cet égocentrisme irradicable. D’où est-ce qu’il vient ? Il ne peut pas venir de la libido sexuelle. Freud parle de l’instinct de conservation du moi, mais il ne s’agit pas d’instinct comme chez les animaux. Il s’agit du fait que la toute première image du monde est fabriquée autour de soi. Alors on remonte et on arrive aux premières années, on trouve cette toute-puissance de la pensée que Freud appelait « magique » et que j’appelle moi « réelle » parce qu’elle est en effet réelle dans la vie psychique.

    Autre exemple : on dit que le bébé voit dans sa mère une personne toute-puissante. Pourquoi elle est toute-puissante ? La question n’est pas si elle est toute-puissante par rapport à ce qui concerne le bébé, la question est : d’où est-ce que le bébé sort le schème « il existe quelqu’un de tout-puissant » ? Il ne peut le sortir que de lui-même : c’est une projection.

    Donc il y a déjà au départ quelque chose qui est cette capacité d’investir de sens – mais ce sens est un sens nucléaire, qui est le seul dont dispose la psyché au départ.

    Alors, si nous contractons cela, si nous voyons par exemple toute la problématique qu’il y a dans la différenciation de soi et de l’autre, à quoi aboutissons-nous ? Vous savez, la fondation de la monade, ce n’est rien d’autre que l’élaboration d’une phrase de Freud lui-même à la fin de sa vie – quand il a jeté cinq ou six phrases dans un cahier où entre autre il dit « Ich bin die Brust » - je suis le sein. Pourquoi je suis le sein ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a pas la distinction, non, pas « de moi et de la mère », même pas « de moi et de l’objet désiré ». Donc, ce qui est plaisant est investi comme une part de moi-même, et il est investi au sens que c’est soi-même qui suis source de plaisir, et soi-même qui suis la complétude.

    Or, si nous contractons jusqu’au bout, on a ces équations que j’ai écrites dans le chapitre VI de l’Institution imaginaire…
    : moi=sens=plaisir=tout=moi=je.

    Je ne vois comment autrement on peut le fonder.
    « Le fonder en prenant des cas cliniques de pédiatrie ».
    CC – C’est vrai, c’est un travail qui reste à faire mais on ne peut pas tout faire.
    « Pourquoi la monade psychique réclame-t-elle du sens (« l’institution doit satisfaire les réquisits minimaux de la psyché : fournir du sens diurne ») ? Ce besoin est-il à relier avec la gratuité de l’élucidation philosophique ? Un psychanalyste peut-il vraiment parler de gratuité ?
    CC – Je crois que là on n’a pas la possibilité d’aller plus loin.
    « Elle réclame du sens, c’est une constatation – mais on ne peut expliquer pourquoi ? »
    CC – Voilà. Je pense qu’il y a une donnée essentielle de l’être humain qui est qu’il cherche du sens.
    « Est-ce à relier avec la gratuité de l’élucidation que vous évoquiez dans la conférence avec R. Rorty ? »
    CC – je ne parlais pas de gratuité du point de vue du philosophe lui-même. Je parlais de gratuité comme fonction sociale. En quoi une société a-t-elle besoin de la philosophie ? je crois qu’elle n’a besoin de philosophie – et c’est là la restriction qu’on peut apporter à la gratuité – que dans la mesure où précisément, en tant que société qui au moins tend vers l’autonomie, elle veut une élucidation. Mais il y a gratuité parce que cette élucidation aboutit à la conclusion que j’ai formulée dans mes derniers textes et les dernières années du séminaire : que finalement il n’y a pas d’autre sens que celui que nous créons.

    C’est-à-dire que, si on attend de la philosophie qu’elle dévoile la signification du monde, ce sera une illusion. Elle a toujours essayé de le faire en se substituant à la religion, mais c’est une illusion et, si on attend cela, on sera déçu. Mais ce que l’on peut effectivement en attendre, c’est une élucidation.
    « Mais cette élucidation, vous dites vous-même : « on fait de la philosophie parce qu’on ne peut pas faire autrement ». Doit-on comprendre ce « on ne peut pas faire autrement » dans le sens où la société autonome réclame cette élucidation ou doit-on le prendre dans le même sens que « la monade psychique réclame du sens » ? Y aurait-il un parallèle entre les deux ?
    CC – Je pense qu’à partir du moment où la réflexion commence, où l’on a une subjectivité réfléchissante, on ne peut pas faire autrement. C’est-à-dire : la question « pourquoi » et « pour quoi » surgit tout le temps. Et à partir du moment où elle surgit, on veut, on essaie d’y répondre d’une façon qui est réflexive. Ce n’est pas parce que c’est ce que dit le Capital ou l’Evangile, etc. A partir de ce moment là, on est nécessairement poussé vers la philosophie.
    Freud et la politique
    « Voulez-vous parler de la notion de pulsion de mort, d’agressivité, et ses conséquences ? (c’est une question que vous pose également E. Enriquez dans le livre de Busino et à laquelle vous ne répondez pas dans Fait et à faire. »
    CC – Je n’y réponds pas parce qu’il faudrait tout reprendre. Je ne pense pas qu’il y ait une pulsion de mort au sens de Freud, c’est-à-dire comme presque instinct biologique, ou même pas biologique – cosmique, mythologique, mythologique-cosmique, cosmo-mythologique – qui conduise à la désintégration de ce qui a été intégré, etc. Certes, moi-même je parle de création-destruction, mais on ne peut pas en faire une pulsion. Je pense qu’il y a quelque chose d’autre qui est le désir de conservation absolue de l’état des choses tel qu’il est. C’est-à-dire la répétition, mais avec un R grandissime. Or, la répétition avec un R grandissime, c’est quoi ? C’est la permanence dans l’identité. La permanence dans l’identité, c’est la mort. Et là on retrouve pourquoi la « pulsion de mort » peut venir de si loin : parce que, finalement, c’est cela qui tient la monade psychique aussi longtemps que celle-ci tient.
    « Vous parlez dans Réflexions sur le racisme de la haine de l’autre comme haine de ce qui reste de la monade psychique contre l’individu social qui la « recouvre »…
    CC – Oui, c’est cela : notre moi manifeste, c’est quelque chose qui est problématique pour notre être le plus profond.
    « Il y aurait donc une individualité de la monade psychique capable de s’autoréfléchir ? C’est problématique, tout de même. »
    CC – C’est problématique. Il ne faut pas parler d’auto-réfléchi, il faut parler de la haine de l’individu seule manifeste, etc. Ce n’est que la transposition de la haine contre tout ce qui a obligé la monade à se différencier, à entrer dans la vie, à reconnaître les autres, etc. C’est en ce sens que cela se reporte sur soi. Je pense que c’est cela qu’il faut penser derrière la pulsion de mort.
    « Cela a des implications sociales importantes, non ? »
    CC – Je crois que cela a des implications sociales importantes. Je ne crois pas qu’il faille voir, comme Freud dans ses écrits sociologiques, la racine des difficultés de l’être-ensemble des êtres humains dans la pulsion de mort. Je crois qu’il faut beaucoup plus la voir – car pour moi tout cela se relie à l’idée d’hétéronomie – dans leur inertie et leur tendance à s’en remettre à l’autre. C’est-à-dire de rester tranquille le plus possible ou entrer dans un cadre où tout est réglé.
    « Mais l’Histoire est aussi violente et pleine de sang ».
    CC – Bien sûr, et c’est pour cela que je le relie à l’agressivité. Mais, pour moi, le problème fondamental de la société, ce n’est pas tellement l’agressivité des gens les uns contre les autres. C’est leur tendance à rester dans ce qu’ils sont, à prendre les institutions sociales qui seront les plus conservatrices, les plus tranquilles, etc.

    L’agressivité, c’est une autre affaire. Je crois qu’on a là des élaborations – je n’en ai nulle part parlé, j’ai des papiers là-dessus mais ils ne sont pas encore mûrs. Je crois que ce sont des élaborations qui viennent à partir de la scission de la monade. Cela se relie avec ce dont on a parlé tout à l’heure.

    Par exemple, première forme de l’agressivité : Il y a de la haine. Contre quoi ? Contre le mauvais sein ou la mauvaise mère. Le mauvais sein n’est pas un mauvais sein, c’est simplement le sein absent ou la mère absente, c’est-à-dire ce qui manque, ce qui ne peut pas être obtenu et la première réaction c’est la rage et la haine. Or, là encore, je ne crois pas qu’on puisse analyser plus loin et dire pourquoi c’est la rage et la haine. C’est cela : il y a de la haine. On le voit chez le nourrisson fantastiquement clairement, il n’y a pas de problème. Cela s’élabore par la suite, cela se sublime par la société, cela se canalise vers l’extérieur de la société : on n’est pas agressif contre les Français mais on est agressif contre les Allemands ou les Américains, ou contre les Maghrébins, je ne sais pas quoi et peu importe, et vice-versa d’ailleurs.
    « Cela n’est-il pas une épée de Damoclès ? »
    CC – Il y a plusieurs épées de Damoclès sur toutes les sociétés, y compris et surtout sur la société autonome qui est sans doute au plus près des périls et de la destruction.
    « Voulez-vous parler de l’opposition entre le désir de la société de se trouver « un père » (la tendance à se chercher) et l’autonomie ? « les sociétés et les hommes aimant peut-être plus se vivre comme des masses dépendantes » (Freud) aux ordres d’un dieu, d’un ordre, d’une idéologie, d’un chef ou d’un tenant lieu, comme l’a souligné à diverses reprises Freud dans son œuvre sociologique (E. Enquirez, Droz p. 43) : « c’est en faisant du chef l’objet de leur idéal du moi que les sujets supporteraient le groupe et créeraient l’institution » ?
    CC – On a un peu couvert cela. « Les hommes aiment à se vivre comme des masses dépendantes » : je suis tout à fait d’accord. J’avais dit à Eugène que je ne comprenais pas pourquoi il m’objectait cela, puisque j’ai écrit cinquante fois que la pente naturelle de toutes les sociétés, c’est l’hétéronomie. Pourquoi c’est l’hétéronomie ? Parce qu’il y a cette fantastique inertie des êtres humains, au sens le plus métaphysique du terme. Et donc la tendance à avoir un cadre stable, à s’en remettre à quelqu’un d’autre, à avoir une garantie de la signification, etc.
    « Est-ce que cette tendance peut être vraiment retournée ? »
    CC – Elle l’a été au moins en partie, non ?
    « Les deux exemples (la Grèce et l’Europe occidentale) que vous prenez tout le temps ?
    CC – Oui, plus un certain nombre d’individus que l’on connaît.
    « Peut-on prendre en compte ces individus ? C’est de sociétés dont il s’agit, non ? »
    CC – Pour les sociétés, on a ces deux exemples. C’est pour cela que je dis que c’est exceptionnel et extrêmement improbable. Il se trouve que nous vivons dans une société qui connaît cette composante.
    « Qu’apporte le récit du moment originaire de la société (réunion des frères, meurtre du père) de Freud si ce récit est une fiction ? »
    CC – ce récit n’est pas une fiction, c’est un mythe. J’ai écrit dans la première partie de l’Institution que le récit de Totem et tabou est un mythe et que, comme tous les mythes d’ailleurs, sont début présuppose sa fin – c’est cyclique, posé comme cela. Mais le mythe, il faut le citer en entier car après le meurtre du père il y a aussi (le mythe est aussi) le début d’une histoire : il n’est pas parfaitement cyclique. Il est cyclique aussi longtemps que le père originaire castre les enfants mâles et garde toutes les femmes pour lui. Cela c’est également le mythe d’Ouranos, de Cronos : là Freud n’invente rien. Il transporte dans la jungle primitive la mythologie grecque. Là où il se passe quelque chose, c’est au moment du passage de Cronos au règne des douze dieux sur l’Olympe autour de Zeus. Ouranos est castré par Cronos. Cronos, pour ne pas subir le même sort par ses fils, les avale. Et Réa, leur maman qui est une autre forme de la terre, cache le dernier qui est Zeus, et fait avaler à Cronos quelque chose qui le fait vomir. Ils entrent à ce moment là en bataille contre Cronos et ses frères qui sont les Titans. Finalement, les dieux gagnent et, à ce moment-là, même si Zeus est le monarque, les douze dieux sont un peu sur le même pied – ce sont des frères.

    Cronos et les Titans sont jetés dans le Tartare. C’est dans Hésiode tout cela. C’est donc un mythe très intéressant.
    « Mais politiquement, est-ce qu’il nous permet de comprendre ou élucide-t-il quelque chose, au-delà du mythe » ?
    CC – Je crois que ce qu’il élucide, c’est d’un côté le moment cyclopéen, moment du despotisme absolu, et de l’autre le moment du serment des frères – le serment démocratique : c’est-à-dire de l’égalité. Personne n’essaiera d’avoir plus que les autres.
    « Mais quelle est sa pertinence à partir du moment où ce n’est qu’une histoire ? »
    CC – Il n’y a pas de pertinence, si vous voulez dire par là qu’on ne peut pas l’amener dans une discussion publique en disant : vous voyez, posez des limites. Effectivement. Mais cela fait penser à ces aspects là.