"Y a-t-il quelqu’un sous le TDAH ?" par Robert Pelletier, psychanalyste, psychologue

"Y a-t-il quelqu’un sous le TDAH ?", par Robert Pelletier, psychanalyste, psychologue

Jeudi, 24 octobre 2019, 10h00, magazine radiophonique, Pénélope de Radio-Canada, une belle unanimité semble se créer autour du thème central de l’émission, le TDAH. Tout y est : tableau clinique principal, diagnostics différentiels, comorbidité, traitements, qui consulter, validité et fiabilité des outils d’évaluation, spécificité et sensibilité de ces mêmes outils. L’enfant, l’adulte TDAH est sous observation, objet de la science objectivante, des données probantes, des meilleures pratiques. Un seul absent au débat, l’oublié de cette table consensuelle : le sujet, le sujet qui habite ce corps d’enfant dit TDAH, d’adulte dit TDAH, ce qui parle dans ce corps. On ne l’a pas entendu trop occupés à le regarder, l’ausculter, en scanner le cerveau, comptabiliser les signes d’agitation, d’impulsivité, d’hyperactivité, d’inattention ; on a oublié de l’écouter, de l’entendre parler, de prendre acte de ce qu’il aurait à en dire de ces manifestations qui agitent son corps et son esprit. On l’a oublié derrière le tableau clinique construit avec des instruments d’évaluation dont on a omis de préciser dans quel registre ils « faisaient voir » du réel. Or cette question du régime épistémique est centrale et n’est que très rarement soulevée dans l’abord de la souffrance psychique par la psychiatrie et par la psychologie. On prend pour acquis, comme vérités vraies, que ce que ces disciplines scientifiques décrivent et théorisent est le reflet du réel objectif. Or ce régime de la science objectivante et des données probabilistes est-il légitimé à se prétendre dire le vrai ? On peut essayer d’y voir plus clair.

La question soulevée pourrait être ainsi formulée : un instrument diagnostique, tels le DSM ou tout autres échelles de mesure du TDAH, révèle-t-il une réelle psychopathologie naturelle, la met-il à jour, la constate-t-il, ou bien cette psychopathologie est-elle une construction obtenue par addition jusqu’au seuil requis de certains comportements et attitudes observés et malaises exprimés, divers et épars, i.e. sans règles d’arrangement naturelles ? Le TDAH est-il une entité naturelle, comme le serait une maladie organique, ou le construit d’un instrument d’évaluation réduisant le sujet diagnostiqué à n’être que la somme de signes et symptômes associés au dit TDAH ? Une réflexion autour de cette question n’est pas sans effet quant à l’éthique qui guidera la suite thérapeutique : un trouble, un syndrome à éradiquer, à abraser, à gommer, ou une souffrance à entendre ?

Le réalisme objectif soutient qu’un instrument diagnostique met à jour une réalité réelle, une entité naturelle, ayant son essence caractéristique, indépendante de la mesure elle-même. Le réalisme scientifique est donc cette position épistémique selon laquelle le monde décrit par la science est le monde réel tel qu’il est vraiment indépendamment de nos représentations, de nos conceptions, de nos théories, de nos catégories mentales et dont les instruments de mesure ne feraient que prendre acte. Ce réel serait soumis à des lois que la science découvre, contiendrait des entités naturelles que la recherche cerne et décrit comme, par exemple, les entités psychopathologiques. Nos mesures diagnostiques seraient donc une copie mathématisée, quantifiée, structurée symboliquement de ce réel, donc indépendantes des faits de culture, permanentes dans le temps et l’espace. Le TDAH serait ainsi une étiquette donnée à une mesure révélant une entité naturelle (un trouble neuro-développemental) ayant son essence propre. 
Une autre posture épistémique serait celle du constructivisme fondé sur un opérationnalisme méthodologique. Cette position soutient que les observations faites pour tenter de saisir le réel relèvent d’opérations concrètes de mesure, que ces mesures dépendent donc de la nature même de l’instrument utilisé et de l’interprétation qu’en fait la personne humaine avec les catégories mentales qui sont les siennes, de sorte que ce n’est jamais le réel en soi qui est atteint puisque ce dernier est filtré, voilé d’emblée par la nature de ces mesures et par l’interprétation subjective humaine. Les instruments diagnostiques construiraient donc la réalité, ne la révéleraient pas. Un TDAH n’aurait pas d’essence en soi. Le TDAH serait la mesure elle-même, un hyperonyme oblitérant le sujet sous l’acronyme.

Il y a donc une nuance à introduire entre réel et réalité. Le réel, c’est ce qui est. Il est sans lois, sans bien ni mal, sans normalité ni anormalité, sans pathologique. Il est, c’est tout. La réalité pathologique, c’est ce qui est construit par nos instruments de mesure, par nos pensées, notre culture, nos catégories mentales, bref par le symbolique imaginatif. La souffrance psychique est, elle est sans mot, mais elle ne va pas sans dire. En soi elle n’a rien de pathologique. Elle ne le devient que lorsqu’un clinicien en inscrit les manifestations observées dans une sémiologie psychopathologique développée par des experts sur la base de conventions. Les sémiologies médico-psychiatriques mettent les cliniciens sur la pente glissante de réifier ces entités cliniques construites et, sur le plan traitement, de faire taire le sujet, voire de l’abolir, pour ne se centrer que sur les traitements agissant soit sur de supposées causes organiques, soit agissant sur le syndrome lui-même par médication et/ou thérapies cognitivo-comportementalistes (TCC).

La science objectivante exclut donc le sujet de la souffrance psychique des entités psychopathologiques construites, dont le TDAH. Tout le système de santé mentale dispensateur de soins, tous les services éducatifs et sociaux requérants un diagnostic, les assureurs dictant leurs conditions de remboursement de prestations, justifient leurs actes par des outils diagnostiques, principalement le DSM-5, dont le statut épistémologique est douteux, dont les qualités métriques de validité et de fiabilité sont sujets à caution, dont les conditions d’utilisation sont subjectives et interprétatives, dont les effets de stigmatisation sociale ne sont pas sans laisser à réfléchir.

À point tel que le Conseil supérieur de la santé belge a publié en juin 2019 (www.css-hgr.be, avis 9360DSM) un avis qui se concluait ainsi : « sur le plan organisationnel, nous conseillons de ne pas faire des catégories du DSM un élément central de l’aménagement des soins. Nous conseillons aussi de ne pas organiser la prévention des plaintes psychiques et la promotion de la vigilance à la santé mentale dans une perspective essentialisante et médicalisante. » La Belgique est, à notre connaissance, le premier pays occidental à émettre un avis aussi clair concernant l’utilisation du DSM. Il y a bien ici et là en Occident des regroupements de cliniciens qui dénoncent ces outils de la science objectivante qui réifient, médicalisent et pathologisent la souffrance psychique. Non pas que ces outils n’aient pas leur utilité d’efficacité pragmatique mais par la nature-même de leur régime épistémique ils produisent un déchet dont la science objectivante ne veut rien savoir : le sujet.

« Vos symptômes en soi ne m’intéressent pas », pourrions-nous laisser entendre à celle, à celui qui souffre et pour contrer l’effet délétère de la science objectivante, « parlez-nous, je vous écoute! »

Robert Pelletier, psychanalyste, psychologue,
Chargé d’encadrement (psychopathologie) à TÉLUQ

Texte soumis le 24 octobre 2019 pour la page Idées du Devoir