Autour de Claude Spielmann, Radmila Zygouris et Olivier Grignon "le corps des larmes" DANGER D’EXILLUSION L’ILLUSION RESISTANTE Avril 2016

L’avantage avec Radmila Zygouris, c’est qu’elle a mis tous ses textes dont fatamorgana 1984 en ligne en accès libre sur son site (à recommander!) : http://www.radmila-zygouris.com/

J’ai donc retrouvé ce très beau texte auquel j’avais fait allusion dans la discussion avec Claude Spielmann.

Le texte “Le réél de l’illusion” se trouve repris dans le livre d’Olivier Grignon “Le corps des larmes”. 
Corps des larmes 1 2 3 4 5 6

Patrick Chemla.


Le texte présenté par Claude Spielmann lors de la soirée de la Criée du jeudi 28 avril 2016


               DANGER D’EXILLUSION        L’ILLUSION RESISTANTE
                                   Variations dysharmoniques

Installé devant mon ordinateur, je me répète comme une mécanique ce jeu de mot à valeur de néologisme, l’exillusion. Ex, ce qui n’est plus, et exil, ce qui est ailleurs. Ecrire, oui mais quoi ? Ma pensée ne se détache pas de ce vendredi treize novembre. Jour de chance, dit-on.  La radio diffusait je ne sais quelle musique en sourdine. Je me souviens qu’elle s’était arrêtée pour annoncer, peu importe dans quel ordre, le massacre dans la rue, au Grand Stade, au Bataclan, à l’Hyper cacher. Le nombre de victimes était toujours donné à titre provisoire. On aurait dit un jeu de hasard. Qui va gagner ? Assez vite en moi, ces massacres se sont constitués en un seul, un seul bloc quasiment à l’image d’un Réel. Or le Réel est sans imagination, sans désir et sans illusion, il ne nous en laisse aucune.
En cette fin de journée, mes doigts restent immobiles au -dessus des touches. Ils sont raides de silence, ils se refusent à écrire. La  pensée ne s’organise pas, elle est contrariée par des mots épares, parfois incomplets, impuissants devant ceux des journalistes, gâchés par des images hétéroclites qui ne chassent pas celles, répétitives, glanées à la TV.

 Et soudain, le visage de Benjamin s’attarde, sa voix traine encore dans mon bureau, il raconte sa difficulté à écrire. Je l’imagine chez lui, droit devant son Mac, le regard un peu plus loin, accroché, dit-il, à une photo ancienne de Berlin, ville reconstruite où quelques ruines rappellent l’Histoire, la sienne dans la grande. Benjamin Troztdem voudrait écrire à celle qui partage parfois sa vie. Lui écrire parce qu’écrire est important. Il aime répéter : « Lui écrire pour qu’elle ne m’oublie pas ». Tracer des signes destinés à devenir des mots, puis, plus tard, des traces. Ecrire à Judith Whynot rencontrée à Jérusalem lors d’un colloque sur la violence. La violence et Jérusalem, un jour, les ont réunis mais ils ne s’en parlent jamais. On ne parle pas de la violence que nous portons en nous, elle pourrait exploser. Il faut la garder au chaud pour des jours pas comme les autres, « des jours où le désir pour Judith, dit Benjamin, me saute à la gorge, barre la route aux mots d’amour qui n’arrivent pas à s’imposer ». Des jours où violence et douceur se font la nique et s’observent comme s’ils se regardaient dans un miroir. Mais le miroir sans teint est muet. « Souvent, ajoute-t-il, j’ai reçu en pleine gueule la violence que je ressentais. Mais quelques fois aussi, le sourire de Judith était une réponse provisoirement apaisante. Elle avait donné un grand coup de pied dans le miroir sans teint et son regard disait : Viens te baigner dans mon illusion, elle est fraîche, changeante, vivante comme le torrent. Elle charrie nos projets, nos envies, nos ambitions et tant pis s’il faut en laisser en chemin. L’eau ne s’arrête pas de couler, un barrage ne peut que la détourner de  son cours.
  Je n’arrive pas à faire miennes ses paroles, ajoute-t-il».

Aujourd’hui, devant mon ordinateur, je me dis : nous y voilà. Lorsque ces massacres avaient lieu ailleurs, c’était loin, pas chez nous mais chez les autres, le repli identitaire trouvait alors un terrain favorable. C’était révoltant, inadmissible, mais nous pensions avoir des outils conceptuels pour penser la chose, pour élaborer des hypothèses explicatives. Pour évacuer l’émotion.  Aujourd’hui, rien, si ce n’est la sidération d’abord. Je savais bien que tout ce qui se passait affectait l’inconscient et la langue mais ce vendredi treize, l’inconscient me semblait avoir fermé sa porte et la langue ne répondait plus. Une langue morte. Une langue maternelle, originelle, morte.
Sortant petit à petit de cet état d’anesthésie, je me dis que le ex et l’exil de mon titre, accolés à l’illusion, ne sont pas sans fondement. Comment les articuler reste une difficulté. Qu’est-ce qu’il n’y a plus ? Suis-je en exil dans mon bureau ici à Paris ? L’illusion, quelle place a-t-elle encore, alors que sans elle rien n’est possible ? Si elle peut produire le pire, à l’inverse, elle est à même de promouvoir le meilleur. Pire et meilleur, que signifient ces deux qualificatifs ?
Illusion. Je m’accroche à ce mot comme à une bouée. Je le place devant moi pour qu’il m’entraîne afin de ne pas rester en rade et devenir un ex, un ex de l’illusion  et pouvoir résister à cette pensée : l’illusion, c’était bon hier, nous n’en sommes plus là ! Il n’y a plus d’illusion disponible. Nous ne sommes plus de ce pays- là. Nous en avons été chassés et sommes devenus des étrangers, des exilés, des exilés de l’illusion.

Ceux qui ont vécu les « événements » de mai 1968, peuvent dire : nous étions bien là où nous devions être. Nous nous sentions bien malgré les coups de matraque et parfois la peur des flics et des CRS. Nous étions bien parce que nous nous sentions à notre place, celle que nous avions choisie. Et aussi parce que nous étions actifs, dans l’action pour « changer le monde ». Qu’il devienne meilleur, plus libre et plus égalitaire. L’illusion nous conduisait.  
Qu’en est-il résulté ? Beaucoup de choses. Du meilleur et sans doute du pire,encore. Qu’en est-il resté dans nos mémoires, celles sans lesquelles nous serions à court de création ? Pour certains qui étaient là et qui ont eu envie d’en parler, donc de transmettre, il subsiste ce que l’on pourrait appeler une mémoire d’illusion active. Elle n’aurait pas été effacée. Elle aurait gardé son génie créateur, en sommeil peut-être mais prête à nous tirer hors des sentiers battus, hors des sillons dangereux et dommageables, tout tracés par d’autres.
Ces autres, hélas nombreux et puissants, ont eu recourt à une amnésie volontaire, à une négation de leur proximité d’alors avec l’illusion, préférant aujourd’hui porter leur manteau Armani couvrant leurs jeans Lewis. Ils pensent ainsi avoir plus chaud et être plus conformes. Ils n’ont pas mis l’illusion en réserve, mais au placard c’est-à-dire en prison. Plus de quarante ans de placard, ça forme un homme, et une femme alors ! En fait non, ça les déforme, ça les immobilise (on ne bouge pas beaucoup au placard et toujours de manière codée, répétitive, stéréotypée), ça les oblige à se crisper sur des idées fausses sans l’admettre, sur une fiction stérile. Ils les énoncent pour vraies, grâce aux évaluations, aux statistiques, aux imageries du cerveau. Mais toutes ces singeries mènent à quoi ? A d’autres évaluations contredisant les précédentes, à d’autres statistiques qui prennent la place des premières, à d’autres imageries beaucoup plus précises, évacuant définitivement du vocabulaire le psychisme, là où précisément s’élabore et s’exprime l’invention de notre vie en lien avec les autres. Qui, aujourd’hui, à part les psychanalystes, ces obstinés de l’illusion, ose encore employer ce mot,psychisme ? Le temps de l’illusion est derrière ces amnésiques. Ils ont quitté ce pays, ce sont des exilés volontaires et souvent des exilés économiques qui se soumettent à la loi du marché, le Dieu des finances leur faisant des clins d’œil aussi prometteurs que trompeurs. En fait il s’agit d’un dieu fragile puisqu’une des fonctions de ses prêtres est souvent de rassurer le marché. Et, comme n’importe quel Dieu, celui-là ne tient pas ses promesses, il ne répond pas à la demande. Internet et les supermarchés savent le faire et même la provoquer, cette demande. Peu importe, ils y croient en dépit de tout, ils sont dans la certitude et la croyance, il se soumette à cet ordre et tourne le dos à l’illusion créatrice. Elle n’est pas cotée en bourse.
Ainsi, on peut constater que le prix à payer de cette posture est lourd. Devant l’inflation de tout ce qui nie la spécificité d’un sujet, de tout ce qui l’aliène avec ou sans son assentiment, les chaines se resserrent, l’anonymat (économique mais pas seulement) occupe le terrain. Les pulsions meurtrières se déchainent également avec ou sans épanchement de sang. Les massacres, quel que soit le discours qui les travestit, sont  commis par des anonymes (jusque dans la mort) contre des anonymes. Ils sont la pulsion destructrice ambulante en marche, ils la réalisent en rejoignant leurs victimes. Croyant devenir des héros éternels, ils sombrent dans la catégorie des assassins. Ils ont été trompés, abusés, ils se sont trompés eux-mêmes, et, en définitive, ils sont blousés. Ils sont des meurtriers-victimes d’un discours global, total, totalitaire auquel ils s’identifient sans limite. Ils sont gros de ce discours, à en éclater, à en exploser avec leur bombe car au fond il est insupportable. Si leur nom circule quelque temps dans le social avant de se perdre dans l’anonymat, c’est sous l’effet de notre voyeurisme malsain où se niche notre jouissance. « L’ambition terroriste, écrit Paul Laurent Assoun, n’est pas que de tuer, mais de faire de la mort une œuvre… pour maximaliser une jouissance démarquée du désir religieux… avec ce surplus d’exécution  intégrale et sine die. Plus question d’attendre le Messie, il est mis en acte dans les meilleurs délais ».[i] J’insiste sur le sine die qui rejoint la question du temps réel dont je parlerai.

 Ces propos, ceux autour de mai 1968, peuvent faire penser à de la nostalgie. Il est vrai qu’ils sont marqués par un certain regret, celui d’une époque où l’imagination était plus libre pour tenter de mettre fin à une société essoufflée, non pour la tuer mais pour la rendre plus réceptive à ce que le désir exige. Le désir avait rechargé ses batteries. L’illusion reprenait ses droits. Le désir était dé-moralisé.  En tout cas, la morale traditionnelle, les slogans, les schémas conceptuels et politiques ready made se craquelaient sous la poussée mystérieuse de ce mystérieux désir, laissant une place à l’illusion qui poussait à dire « Non », tout en proposant concrètement une autre vision du monde. La morale n’avait pas disparu, elle était moins aliénante ou abstraite (« ça ne se fait pas »), elle était soumise à une autre loi que chacun pouvait faire sienne, elle était devenue un choix et une décision. Il était possible de dire non en proposant dans la réalité d’autres rapports singuliers et collectifs articulés l’un à l’autre. S’il n’y avait pas eu l’illusion proposant des changements au moins partiellement possibles, tout cela serait resté au niveau du désir vite refoulé sous l’effet du Système présenté comme inébranlable exprimant la Vérité à laquelle il faut se soumettre.
Que mes propos aient des accents de militantisme, sans doute. Ce n’est ni naïf ni honteux dès lors qu’il s’agit de travailler à un changement politique dans lequel  chacun pourrait trouver une place singulière en lien avec les autres.L’illusion militante !...

Je me suis laissé aller à chanter la chanson de mai 68 parce que, depuis, l’illusion 68 a été muselée, le refoulement a repris toutes ses forces. Mais, 1968 a eu lieu, pendant assez longtemps pour que des changements sociaux, politiques et subjectifs aient pu être acquis. L’illusion n’a pas été vaine. Elle reste pour certains, à titre individuel et/ou collectif dans certaines organisations, un soutien actif pour ne pas tomber dans la résignation.  Certes, il ne s’agit pas de nier la force du refoulement qui touche tout un chacun à des degrés divers. Mais l’illusion reste une alliée privilégiée du désir et une arme contre un trop de refoulement.

L’illusion traverse le temps, elle tapisse notre mémoire. Elle est entre inconscient et conscient, selon Freud. Tout le monde a eu recours à elle dès son entrée dans le monde. Il n’y a qu’à se souvenir de ce qu’a écrit Winnicott à ce sujet. J’en ai parlé dans Presqu’illusion. Je le rappelle pour souligner que dans ces temps reculés, elle n’avait aucun caractère de folie, sauf à considérer que, se construire dans un monde, lui-même en nécessaire construction, est une folie. Mais alors que ferions-nous sans elle ! L’illusion n’est donc pas sur le versent de l’aberration ni de la pathologie. Inscrite dans le corps, elle est inoubliable, le mouvement psychique inaugural est acquis, il se poursuivra en se transformant et en s’adaptant aux exigences de la vie. Elle est le prolongement du désir, peut-être le précède-t-elle, elle lui en donne une représentation d’une manière parfaitement réaliste. Réaliste ne signifie pas forcément réalisable totalement ou conformément à cette représentation. Un petit bout suffit. Et même si ce petit bout n’est pas possible, « l’éthique du sujet » devrait nous imposer de ne pas « céder sur notre désir » donc sur l’existence de l’illusion. Si certains lui préfèrent la résignation, l’inespoir ou la violence et renvoient l’illusion aux oubliettes, ce sont là des effets de cette pensée dominante croisée avec la peur que le désir inspireL’illusion et l’une de ses mises en forme sont de l’ordre du possible et « le possible, c’est ce qui peut répondre à la demande de l’homme, et que l’homme ne sait pas ce qu’il met en mouvement avec sa demande », écrit J Lacan.[ii]
Certes, Freud et Lacan ont raison de dire que l’illusion religieuse est un obstacle à l’expression du désir qui nous engage sur la voie de la tromperie. Dans nos sociétés contemporaines, la question bien contemporaine elle aussi à laquelle nous avons affaire est celle-ci : comment accepter son désir dans cette société qui le veut adéquat à ses objectifs et s’il ne peut que se heurter à l’égoïsme de l’autre, deux désirs sans rapport dialectisables? Y aurait-il glissement de la concurrence des marchés à la concurrence des désirs ou l’inverse ? A qui adresser son désir ? Est-ce là où se logerait l’inespoir ?
Et que dire de l’illusion pour ceux qui défendent le Système actuel ? Ont-ils banni, exilé l’illusion ? Sont-ils desrésignés du désir ? Ne retiennent-ils que le versent dangereux du désir en laissant le champ libre aux pulsions de destruction ? Leur rapport aux autres ne s’exprimeraient-ils que dans des actes de concurrence ? Auraient-ils bradé « l’éthique du sujet » au prix du marché ?

C’est ici l’occasion de citer ce passage de Lacan, en soulignant une fois encore, moi aussi, le caractère prémonitoire ou plutôt prospectif de sa pensée : « Il n’en reste pas moins que cette formidable élucubration d’horreurs [celle de Sade] ….n’est strictement rien auprès de ce qui se verra effectivement à l’échelle collective si éclate le grand, le réel déchaînement qui nous menace. La seule différence qu’il y a entre les exorbitantes descriptions de Sade et une telle catastrophe, c’est que dans la motivation de celle-ci ne sera entré aucun motif de plaisir. Ce ne sont pas des pervers qui la déclencheront, mais des bureaucrates, … Ce sera déclenché sur ordre, et cela se perpétrera selon les règles, les roues, les échelons, les volontés ployées, abolies, courbées, pour une tâche qui perd ici son sens ». [iii] Je rappelle qu’il a tenu ces propos en mai 1960. Certes, il avait du génie mais l’on peut également remarquer combien les outils de la psychanalyse sont utiles pour penser le monde.  
Rapidement, je voudrais proposer une courte distinction entre idéologie et utopie. Une idéologie résulte de l’organisation globale d’une société dans laquelle les sujets sont pris et où ils asseyent de trouver une place qui ne soit pas trop en opposition avec le système. L’idéologie peut se transformer en doctrine, toujours rigidifiante de laquelle il n’est pas aisé de prendre des distances. Par contre, l’utopie, qui vise toujours l’avenir, serait plutôt la tentative de s’affranchir de l’idéologie dominante. Le sujet et sa subjectivité, si je puis dire, demeure  au centre du dispositif. Produite par le recours à  l’illusion, il s’agit de projeter dans le futur une organisation du monde conforme aux désirs des sujets. Une utopie est la réunion et l’organisation des illusions réalistes des sujets. Cette phrase écrite par Jean Cooren pourrait peut-être constituer une sorte de définition de l’utopie : «  Ce qui guide une révolution, ce n’est donc pas tant la certitude d’un avenir meilleur, que le besoin vital d’en maintenir la promesse »[iv]Pour ma part je préfère le terme de projet à celui de promesse. La promesse s’articule directement à la tromperie et au fond il n’est pas sûr qu’elle engage celui qui promet. Si Dieu promet la vie éternelle, c’est à certaines conditions… de soumission. On ne discute pas, on ne négocie pas les lois religieuses. Or, dans le social, on ne peut qu’être d’accord avec Winnicott lorsqu’il écrit : « la soumission entraine chez l’individu un sentiment de futilité associé à l’idée que rien n’a d’importance ».[v]Tandis que l’utopie comme projet engage directement la responsabilité du sujet dans son rapport au collectif.

La question de la responsabilité se pose également avec la démocratie. Or, « L’impasse dans laquelle nous nous trouvons, écrivent P. Dardot et CH. Laval, témoigne du désarmement politique des sociétés. En même temps que nous payons le prix de l’illimitation capitaliste, nous subissons l’affaiblissement considérable de la  démocratie… Les responsables politiques… ont aujourd’hui largement perdu leur liberté d’action face à des pouvoirs économiques qu’ils ont eux-mêmes encouragés et renforcés ».[vi]
 Cet affaiblissement, lié à l’emprise du système actuel, est le signe de la perte de la capacité à se révolter. Pour Freud, l’emprise est une des expressions de la pulsion de mort.  Elle nous bascule dans le leurre que la démocratie serait un état fixe, propre à résister à tout, un garant en quelque sorte. Pour un peu, elle nous exonèrerait de toute responsabilité. Pourtant, la démocratie n’est jamais donnée une fois pour toutes, elle se doit d’être critiquée. Elle est constamment en mouvement, en évolution, elle est le résultat de l’état du monde sur lequel, en retour elle agit et qu’elle conforte. «  Démocratie et psychanalyse ont (donc) partie liée, ce sont des expériences subjectives et politiques… de l’impossible », dit encore J. Cooren. Serait-elle aujourd’hui au service des puissances possédantes ? Relève-t-elle du temps réel ?

La folie du temps réel, oui ! Parler aujourd’hui de l’accélération du temps est obsolète. Nous sommes dans le règne du temps réel. « Vivre et  mourir en temps réel » (R. Gori). C’est pourquoi, de plus en plus souvent, les psychanalystes sont désormais confrontés à des demandes exprimées sous cette forme, que j’invente :

« Je viens vous voir parce que mes angoisses m’empêchent de dormir plus de 4 heures par nuit. Et ça fait 10 ans que ça dure. Alors, s’il vous plait, je veux absolument que vous m’en débarrassiez avant mon départ en vacances. Sinon trop de choses seraient compromises pour moi.- Quand partez-vous ?- Oh, pas tout de suite, dans 2 mois seulement. »
 Devant une telle exigence qui n’est pas une demande, le psychanalyste pourrait être tenté de répondre, selon son humeur : « Oh alors, nous avons l’éternité devant nous », ou bien : « Au revoir Monsieur, je ne peux rien pour vous ». Alors que ce genre d’exigence, qui n’est pas rare, adressé au sujet supposé savoir que nous représentons, nous oblige à réinventer cette place et ne pas être sourd aux effets psychiques des contraintes idéologiques contemporaines. Eviter de se retrouver comme deux sourds qui ne savent pas qu’ils le sont est la moindre des choses. Occuper sa place de psychanalyste demande dans ces cas de dépasser ce malentendu, c’est le cas de le dire, afin que cette plainte (car s’en est une) puisse se muer en demande au sens où nous l’entendons. Cela implique du temps qui ne soit pas réel.
 Irait-on jusqu’à dire que le temps réel est hors discours puisqu’il ne peut se constituer comme tel ? La possibilité d’illusionner l’avenir trouverait là son point d’achoppement. Le temps réel n’est pas le temps puisqu’il  n’a pas le temps de tenir compte du passé et du futur. J’y reviendrai.

 « Mais l’illusion, Monsieur, m’objecte mon interlocuteur imaginaire, n’est rien d’autre qu’une vue de l’esprit.
            Belle découverte ! Connaissez-vous quelque chose qui n’en soit pas une ? Même un aveugle le sait.
L’amour aussi est une vue de l’esprit d’ailleurs.
Comme vous dites : d’ailleurs, mais d’où alors ? De quel ailleurs parlez-vous ? L’esprit d’ailleurs ? Coupé de soi ? Ou au contraire esprit en exil qui réintègre le sujet ?  Et puis, vous semblez oublier le corps, Monsieur le sceptique. Pourquoi le passez-vous sous silence ? Le corps vous gênerait-il dans cette affaire ?  Le corps du désir si je puis dire qui n’est pas le corps du délit. Je sais bien que le corps fait sourdement toujours peur. Pourtant, oubliez-vous le mariage du corps et de l’amour ? Le désir ne donne-t-il pas consistance à l’amour ? Et l’on peut alors en déduire que l’illusion sans le corps, le corps du désir encore une fois, n’en serait pas une. Elle serait une chimère, un vœu pieux, que sais-je. Vous noterez que je ne vous parle pas de pulsion encore que je ne l’écarte pas. L’illusion que nous construisons, et non pas où nous nous abandonnons, - c’est un projet, je le répète –, pour pouvoir avoir cette valeur d’engagement et d’action, réclame la présence agissante du corps. L’itinéraire de la pulsion est connu, elle trouve ou choisit en chemin un objet de désir qui nous prend la tête, laquelle opère tout un travail pour éviter la privation et la frustration, la résignation mélancolique et ne pas nous laisser le cul sur la chaise (ou dans le fauteuil), pour, au contraire, nous mettre en mouvement. Un mouvement qui tentera d’agir sur la réalité, la transformer quelque peu, suffisamment en tous cas, pour que nous puissions nous savoir sujet du monde. Je tiens l’illusion pour réaliste même si le désir est excessif.
Mais, Monsieur l’illusionniste, vous oubliez à votre tour ce que vous appelez le Réel.
Pas du tout puisque je vous ai parlé d’illusion réaliste. Le Réel est certes un point de butée mais, comme tel, il est aussi une relance précieuse. Mais reconnaissez que l’illusion est en rapport directe avec la force du désir. Raison de plus pour ne pas négliger ce dernier et en prendre la pleine mesure. Lui non plus n’est pas tout puissant, il faut l’admettre, mais pour paraphraser quelqu’un que vous connaissez, il est suffisamment puissant, si l’on veut bien le prendre en compte, pour nous éviter de jouir d’une molle morosité suivie d’une lassitude, puis d’une dépression (à l’image du marché et de la bourse, soit dit en passant), le tout nous conduisant à un laisser faire qui ne peut qu’aggraver la situation dont la nôtre. A moins évidemment de prendre un chemin de traverse, celui de l’opportunisme, du cynisme, voire de la perversion. Un chacun pour soi où l’on risque de rencontrer la solitude, « la jouissance immédiate du chacun pour soi. » (J Cooren).

La solitude est inévitable, direz-vous avec raison puisqu’elle est inhérente à notre condition, elle est même originelle. Le nouveau- né en sait quelque chose puisqu’au fond il inaugure sa vie en luttant contre elle en mobilisant ses pulsions de vie  pour se saisir des objets à portée de sa main et de sa bouche et qui assureront l’existence de l’instance du désir. L’instance du désir l’habitera alors en permanence, elle ne le quittera plus quelle que soit la manière dont il en fera usage par la suite. Bien embarrassant le désir, ne trouvez-vous pas ? J’ajouterai encore que trop de solitude entraîne souvent chez l’adulte des troubles graves. Dieu merci, le DSM, se complète chaque année et nous en donne un panorama de plus en plus exhaustif. La voie est ainsi de plus en plus libre à la soif d’enrichissement des laboratoires et de leurs complices et associés. Leur tout-savoir devient tout-pouvoir.
La solitude donc, originelle cette fois, peut conduire le nouveau-né à la mort. Mais son génie, génie créateur accroché à ses pulsions de vie avant que d’être désir… le pousse à agir sur ce qui lui est inconnu et lui échappe, c’est-à-dire le monde qui l’entoure. Sans avoir les moyens de l’adulte, il le façonne (peut-être par la méthode des essais et erreurs), il le crée, il croit en ce monde fabriqué. Que le DSM me pardonne mais à ce stade, il est, impossible de parler de délire ou même d’hallucination, même si Winnicott emploie ce terme. Mais d’illusion, oui. Et comme elle est directement branchée sur l’existence de l’instance du désir, elle n’a rien à faire du DSM. Quelle rectification pourrait-on en attendre ? Au contraire, grâce à cette illusion constructive, « l’illusion féconde », comme dit Winnicott, il adressera d’abord sa solitude à sa mère pour l’inscrire progressivement dans son rapport aux autres. Et ainsi, il se situera sur la voie de « la capacité d’être seul », signe de « maturité affective », comme le dit encore Winnicott qui ajoute dans un article : « Les phénomènes transitionnels représentent les premiers stades de l’illusion sans laquelle l’être humain n’accorde aucun sens à l’idée d’une relation avec l’objet ».[vii] Selon ce qu’il écrit également, l’espace transitionnel est l’espace de l’illusion, un espace paradoxal entre réalité extérieur et réalité interne où se jouent la constitution des représentations et la symbolisation. Inscrite dès le départ, la capacité à jouer de l’illusion reste une donnée constitutive du sujet adulte, on ne peut en douter.

Vous avez laissé filer tout à l’heure, reprend mon interlocuteur, le mot jouir ou jouissance mais vous n’en dites plus rien. A votre tour, ce mot vous embarrasserait il ?
Certes, il m’embarrasse. Alors, pour aller vite, je vous dirai ceci : si « le réel c’est ce qui revient toujours à la même place » ou encore si « c’est l’impossible », le réel de la jouissance peut exister. Or, on ne vient pas facilement à bout de la jouissance, on ne s’en débarrasse pas comme ça. En fait, il faut faire avec, accepter l’un et l’autre (réel et jouissance) et les confronter au désir. « Ne pas céder sur son désir » c’est aussi prendre le Réel en compte et ne pas en avoir peur. C’est « s’en servir ». S’en servir comme d’un tremplin, ce qu’il est, ou comme d’une bande de table de billard qui renvoie les boules. Bonne manière de ne pas la perdre, la boule. Mais attention, l’illusion, pour en revenir à elle, se démarque de la jouissance. Elle est même une réplique efficace à la jouissance. Autrement dit, elle s’accorde avec le plaisir, ce qui est autrement stimulant. Dans la jouissance, exit le plaisir, le plaisir est exilé. Ne parle-t-on pas de petite mort pour qualifier la jouissance sexuelle ? A peine produite, il nous faut la renouveler pour ne pas être mort. L’illusion nous permet au contraire de faire vivre le plaisir à vivre et de reconnaitre une forme de liberté au désir. Elle s’oppose au caractère mortifère, j’ose ce mot, de la jouissance. Et j’applique ce mot à tout ce que l’on peut rencontrer susceptible de nous entraîner vers la jouissance dont la conséquence est l’immobilité, l’immobilisation, la duperie du pas de problème. Le mirage de la jouissance ! L’accepter telle quelle, voire la vénérer, serait aussi, bien sûr, accepter toutes les contraintes d’un système aliénant, le nôtre en grande partie, système tournant au profit de quelques-uns qui en jouissent, au sens juridique du terme cette fois, jouir de sa fortune, forcément au détriment des autres. C’est ce que l’on appelle l’exploitation, je crois. Or, tout indique que la « valeur d’usage » des choses cède le terrain à leur « utilisation de jouissance ». « Le bien n’est pas au niveau de l’étoffe. Le bien est au niveau de ceci, c’est qu’un sujet peut en disposer. Le domaine du bien est la naissance du pouvoir », dit Lacan, (op cité). Si, en plus, l’on veut bien accepter d’entendre le glissement des biens vers « Le Bien », n’est-ce pas là où nous serions parvenus, la recherche de la jouissance du pouvoir par identification avec ceux qui l’ont réellement ? Et là serait la norme donc Le Bien. Ce qui est normal est bien.
 Par contre, l’illusion, essentiellement instable car évolutive, nous mobilise, nous pousse en avant non seulement pour notre plaisir mais autant pour les « biens communs » que pour Le Bien sur lequel nous pourrions nous accorder. Attention, je ne vous autorise pas à décomposer le mot commun en : comme un, car ces biens qui nous sont communs, chacun les accommode à sa manière. Loin de concevoir ces chacun comme tous identiques, il convient de ne pas oublier leurs singularités qui, dans un rapport dialectique, auront des chances de se développer. Ce rapport est marqué par la dynamique de la dispute, du conflit, qu’il est possible de dépasser même si c’est au profit d’un autre conflit. Le bien commun n’est pas à confondre avec le Souverain Bien « qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, [qui] est interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien… objet que l’on retrouve toujours dans la réalité ». (Lacan, (op cité) Il précise quelques lignes plus haut : « Tel est le fondement, renversé chez Freud, de la loi morale ». Peut-on aller jusqu’à dire qu’aujourd’hui cette loi morale se double d’une loi économico- politico-sociale dont les effets ne sont pas minces ? Et n’est-ce pas à cela que nous sommes confrontés dans notre travail d’analyste ? Si nous constatons et savons que la psychanalyse ne laisse pas indifférent le champ du politique, avons-nous suffisamment le souci et l’illusion qu’elle puisse réagir et agir sur lui ?
Si j’ai établi un lien entre Réel et jouissance, je ne les confonds pas. Le réel, en quelque sorte, nous est exogène, il s’oppose à nous alors même que l’on peut le dénier ou s’incliner passivement devant lui. Mais nous pouvons aussi en faire notre affaire. Et, entre autre, le considérer comme « une force de résistance considérable, et il est de ce fait moteur du changement. » (J. Cooren). Le réel, ce hors sens, rencontré chez l’autre comme dans toutes organisations sociales et politiques, n’est pas intouchable. On peut se mettre en rapport avec lui, entendre ce qu’il a à nous dire et lui répondre.
 La jouissance par contre est en nous, nous guette, nous surprend, elle est même un penchant naturel, une tentation si on n’y prend pas garde. En faire notre affaire cette fois, c’est lui donner tort d’une manière ou d’une autre. Dans cette transformation, l’illusion nous est précieuse, elle en est un des outils puisqu’elle regarde toujours l’avenir. Certes, l’illusion ne promet rien, comme on l’a vu. Mais dès l’origine, elle se développe à partir de la nécessité de construire le monde pour s’y situer. Je dis se développe car son mouvement naturel est de perdurer, sauf accident de parcours.  Et des accidents de parcours, il y en a. Mais sa force est là, celle de ne pas capituler devant ces accidents. Elle ne capitule pas car si l’on en croit Winnicott, elle aux fondements de l’existence, elle est au départ du mouvement de l’existence du sujet qui ne s’arrête que lorsque tout s’arrête. Les accidents par contre risquent bien de la mettre en sommeil et de la rendre indisponible. Au fond, il suffit de faire appel à l’illusion.

Vous souriez de ce mot : il suffit. Moi aussi je souris mais je ne suis pas dupe de cette logique du y a qu’à. Le y aqu’à relève de quelques conditions. Je vous dirai seulement que l’expression : se contenter de ce que l’on a ou de ce que l’on est, ne me convient pas. Ce contentement ferme la porte à la prise en compte du désir et de l’inventivité. Il est l’expression même de la pulsion d’emprise : « La pulsion d’emprise dispose d’une force de pénétration incroyable, renforcée encore lorsqu’elle est magnifiée par l’appareil institutionnel d’un parti politique, d’un Etat ou d’une faction religieuse ».[viii] L’organisation du monde sous l’égide du capitalisme financier exerce de fait une véritable emprise et nous place en victime, fut-elle consentante. Ses règles (de fonctionnement) sont devenues des lois contre lesquelles le droit démocratique est insuffisant. Comme s’il y avait un droit au-dessus ou à côté du droit habituel. Or ce droit autre, qui agit au grand jour sans pudeur, s’infiltre en nous  à notre insu. Il prend la place de LA Vérité laquelle, nous le savons, est un lieu vide. Tromperie, abus de pouvoir. L’illusion par contre, par sa dynamique, serait une manière bien plus prometteuse de s’arranger de ce lieu vide qui ne peut que le rester. En nous immobilisant, ce droit autre donne argument à la jouissance, pour en revenir à elle, organise autrement nos représentations et nous désarmeSon discours touche à ce que nous avons de plus secret, de plus fondamental, de plus inconscient, de plus (in)élaboré, de plus historique en nous.
Dans leur livre COMMUN déjà cité, P. Dardot et Ch. Laval, dans le sous chapitre La Praxis Instituante écrivent : « … la praxis instituante manifeste certains des caractères de la praxis telle qu’elle a été pensée par Marx. La formule… selon laquelle les hommes font leur propre histoire, condense en effet toute une conception de la praxis comme activité autotransformatrice conditionnée qui peut nous aider à mieux saisir l’originalité de ce que nous appelons ici praxis instituante. Elle nous dit en substance que ce faire n’est pas de l’ordre d’une fabrication technique, ce n’est pas pour autant une création à partir de rien ou une création absolue. Leur action [celle des hommes] présente deux côtés indissociables : elle est toujours conditionnée par du donné, (mais) elle n’est jamais simple reprise du donné et se révèle capable de faire surgir du nouveau ». Ils insistent sur le fait que « les hommes ne sont pas un simple produit des circonstances, leur action les transforme aussi jusque dans leur être le plus intérieur ».

Cette citation nous amène à plusieurs pistes. D’abord à celle de l’histoire collective et individuelle par rapport à la question du temps, celle du tout en temps réel. Ce temps réel, j’y reviens, n’a certes pas que des inconvénients mais son excès s’accompagne d’un morcellement de la pensée et donc du sujet. Un temps présent succède à un temps présent par simple juxtaposition.  Il ne s’historicise donc pas. L’instant et l’événement sont collés sans espace de parole, de contradiction et de négociation. (J’ai entendu récemment que certaines transactions boursières se faisaient en un temps irreprésentable, à la vitesse d’un battement d’aile de mouche).Cette coalescence de la chose et de l’immédiateté détruit la possibilité de faire sien l’événement. N’est-ce pas un des objectifs du capitalisme financier ? Ce découpage du temps entraine un morcellement des sujets, produit une destructivité partielle de soi-même et ouvre la possibilité de la retourner contre l’autre. Le tissu social s’en trouve déchiré et les pièces que l’on peut rabouter (il n’en manque pas) ne lui rendent pas sa cohérence suffisante pour constituer un espace subjectif et collectif de dispute, de parole et d’élaboration. Ainsi le champ est libre aux spéculations financières et à leurs développements mais fermé aux changements.
La transmission se trouve elle-même empêchée. Il manque « le temps du récit », comme le souligne R. Gori qui ajoute que les évaluations, les statistiques, les protocoles, (j’ajouterai qui ne sont que des prêts à penser), n’accordent pas la place critique indispensable à l’h(H)istoire du passé ni donc à celle à construire. La mémoire est elle-même tronquée, morcelée et l’utopie considérée comme dangereusement folle. En réalité, l’utopie ne peut plus être convoquée pour envisager une alternative au capitalisme. Une peur sourde empêche tout projet radicalement autre : le capitalisme ou rien !
 Rendu possible par les développements des sciences et des techniques, le temps réel envahit tous les aspects de notre vie et nous avons tendance à n’en voir que les vertus. Ce temps réel, entre autre, est même un obstacle à imaginer une autre modalité d’existence. C’est-à-dire qu’il est obstacle à la prise en compte de nos désirs. Le plus grave est que cela agit en grande partie à notre insu. Il devient une sorte de seconde nature. En un mot il nous aliène dans un monde qui a exilé l’illusion et l’a relégué au musée des choses obsolètes, hors d’usage, bonnes à être contemplées en passant. Elle fait partie de nos ex… L’objectif n’est qu’un perfectionnement de ce qui existe déjà sans en mesurer les conséquences. Cet objectif nous inscrit dans la répétition et, en fait, dans  l’immobilisme. Or, l’histoire (h et H), c’est aussi l’histoire de nos désirs qui, pour le coup, se trouvent limités et fermement encadrés… pour notre bien (sic).  L’instance du désir garde sa place en nous mais s’exprime sur le mode de plaintes et d’exigences et entraine frustrations, résignations ou agressivités diverses à la place d’une attitude révolutionnaire.
 J’ai insisté sur le temps réel qui pèse sur nous à notre insu parce qu’il me paraît emblématique du paradoxe dans lequel nous sommes pris. Nous en tirons des avantages, voire des bienfaits et en même temps il nous aliène. De plus il est un obstacle insidieux à nos aspirations individuelles et collectives ainsi qu’aux changements nécessaires dans la mesure où, je le répète, il est un piège à l’illusion qui demande à se constituer en utopie.

Un autre point important suggéré par la citation est plus directement la psychanalyse qui dans son corpus et dans sa praxis nous donne des moyens de ne pas tomber dans la trop grande aliénation. Dans notre discipline, nous savons que le recours au temps réel n’est pas notre affaire. Nous sommes loin de mépriser les apports des générations antérieures. Les citations ne manquent pas dans nos textes. Tout un travail d’analyse pointue de telle ou telle avancée, comme on dit, d’un auteur ou d’un autre, s’effectue. Ces avancées en sont réellement. Pas de critique à faire sur ce point. Deux remarques cependant.
La première : certains commentaires psychanalytiques, pour intéressants qu’ils soient, provoque en moi une sorte de malaise. Cet exercice qui consiste à s’attacher à la plus petite phrase, au moindre mot d’un auteur, induit en moi un sentiment d’enfermement voire de dessèchement. Je cherche l’invention que, souvent, je ne trouve pas. Ces commentateurs ne tombent pas dans le temps réel, au contraire ils me paraissent figer le temps comme s’ils voulaient ne rien laisser dans l’ombre, au hasard, à l’incertitude, se livrant à une sorte de mathématisation des concepts mais s’interdisant de se laisser aller à l’illusion et à la surprise de l’invention précisément. C’est là une tendance non souhaitable pour la psychanalyse suggérant qu’elle peut être un savoir d’experts. S’il y a de la mathématique dans la psychanalyse, il y a aussi de la poésie qui permet de voyager sans se sentir en exil. Pour qu’elle puisse continuer à se construire, la psychanalyse se doit d’être en même temps « déconstruite ».
Mais ces propos sont peut-être abusifs.
Ma deuxième remarque sera celle de Jean Cooren qui résonne comme une mise en garde : « Beaucoup d’entre eux [les psychanalystes] oublient qu’une foule de discours destructeurs traverse la société et le monde dans lesquels ils vivent… et que les analysants et eux-mêmes risquent un jour d’être pris à leur insu dans les rets des effets anesthésiants de ces discours ». Ça va de soi mais n’y aurait-il pas là aussi un empêchement voire un risque pour la psychanalyse donc, finalement, pour tout sujet ?   

  Puisqu’il a été question d’histoire, n’avons-nous pas à être encore plus exigeants sur l’histoire de la pensée psychanalytique en prise avec son temps, avec les réalités sociales et politiques des époques, dont la nôtre, où elle s’est développée. Je sais bien qu’il existe des travaux là-dessus. Il n’y en aura jamais assez, l’histoire de la psychanalyse est un mouvement. Nous n’accorderons jamais assez d’importance à ce mouvement. L’histoire d’hier nous sert aujourd’hui à envisager le futur. Le mouvement intègre dans sa dynamique ( ?) les trois temps qui doivent travailler ensemble. Sommes-nous assez dans l’illusion pour le faire ? Le sommes-nous assez pour construire une utopie psychanalytique ? Pouvons-nous nous satisfaire du fait que l’illusion et sa forme socio-politique, l’utopie, excèdent toujours le réalisable mais repoussent l’impossible plus loin ou ailleurs, ouvrant ainsi la voie à un avenir désirable ?
S’il y a une dimension critique dans ces remarques, je l’adresse évidemment à moi-même en premier.

Benjamin pourrait dire: « Il faut que j’écrive à Judith. Je suis perdu entre sa douceur et ma violence. Sa douceur me fait violence. Seuls les mots que j’écrirai et que je lui adresserai me calmeront. Ils nous permettront d’inventer notre vie plutôt que d’accepter passivement les tensions actuelles qui l’immobilisent. Ceci n’est pas qu’une vue de l’esprit même si mon esprit en est l’agent, je me sens tout entier, corps compris, affecté par ces tensions. Pourquoi ne me promettez-vous pas que j’y arriverai ? Je sais, il nous faudra du temps. Vous ne répondez pas ? Est-ce pour que nous prenions le temps nécessaire ? Quelques fois je me dis que vous êtes trop présent par vos silences.
Parfois aussi je ne me sens pas faire partie de ce monde qui s’ingénie à répondre à tous mes soi-disant besoins. Il ne se gêne d’ailleurs pas  pour en inventer. Mais, que sait-il de mes besoins ? De ce que je désire au plus profond si, moi-même, je ne le sais pas vraiment, si je n’arrive pas à l’exprimer ? Il me bourre le crâne, il me fait un lavage de cerveau. Il enferme mon corps dans un corset qui, dit-il, est bon pour moi. Je suis son objet qu’il veut obéissant et malléable. Au nom des  « facteurs de risques » et du « principe de précaution », que puis-je oser penser et entreprendre, sans risque évidemment ? Rien d’autre que ce qu’il me prescrit par tous ses slogans, ses multiples images trompeuses qui nous façonnent à notre insu et qui nous leurrent. Quelques fois, je me prends même à douter de mes sentiments.
J’exagère quand je vous reproche de garder le silence. Je sais que ce reproche est un des effets de ce monde prêt à répondre à tout sauf à ce qui compte vraiment. Le silence est sans doute un antidote à la maladie de ce monde. A vrai dire, je me sens un peu chez moi dans ces silences. Lorsque vous me répondez, c’est toujours en faisant un pas de côté, celui où je ne voulais pas m’aventurer, m’obligeant à en faire un, moi aussi. Alors, vous savez, dans ces cas-là, malgré moi et curieusement, je me sens plus libre. Je confonds parfois votre silence et les mots secrets de Judith. Ceux que j’attends. D’une certaine manière, ça me rassure : rien n’est définitif, le mouvement ne s’interrompt pas.
 Ça vous embête si je vous appelle Judith, demande soudain Benjamin ?
Avec elle, je construis un monde transformé où nous pourrions réellement nous rencontrer tous les deux au milieu des autres. Les autres, car Judith et moi, seuls sur une île déserte serions en exil et la haine s’installerait rapidement. Nous serions des ex d’un temps irrattrapable. Je ne dis pas que tout sera rose, je ne rêve pas, je ne délire pas, je dis simplement : pourquoi pas ».
Benjamin a raison : le silence où se loge et se déploie l’éprouvé du transfert dans une interlocution silencieuse libère les représentations propres à produire des constructions nouvelles et des changements de perspective. Les reproches de Benjamin n’en sont donc pas, ils sont le signe d’un débat personnel et d’une persistance des expressions du désir où l’illusion joue sa partition.

On peut trouver excessif cette défense de l’illusion. Je ne méconnais ni ne m’inscris en faux contre une nécessaire désillusion chaque fois que nous avons à nous défendre contre les différentes formes d’asservissement. La désillusion dans ces situations n’ouvre pas sur le rien mais sur une possible liberté, celle de penser, désirer et agir là où l’on est, dès lors qu’à cette désillusion succède une illusion réaliste qui ne demande ni foi ni obéissance aveugle. Illusion-désillusion circulent sur une bande de Moebius. Une ligne continue traverse désir, illusion et utopie, cette dernière en étant la version sociale et politique. Cette ligne est en mouvement, un mouvement résultant de nos pulsions de vie que notre désir soutient envers et contre tout, mais pas contre tous. Ni ex ni exil pour cette version-là de l’illusion, l’illusion résistante. Notre couple, Benjamin Trotzdem et Judith Whynot, se serait bien trouvé. 

Tandis que je complète et corrige ce texte, surgit la nouvelle des attentats de Bruxelles. Qui n’a pas de la famille, des amis ou connaissances dans cette ville ? Bruxelles, la banlieue de Paris. Je ne parlerai pas des autres massacres dans ces autres pays plus éloignés géographiquement de nous, nos cousins en quelques sortes, que ces massacres rapprochent de nous. Subversion de la géographie, massacres hors frontières. Voilà qui me fait hésiter un temps à soutenir ce que j’ai écrit sur cet aspect de l’illusion. Et pourtant : les émigrants, sur leurs embarcations d’infortune, ne sont-ils pas à leurs manières des Trotzdem et des Whynot ?  Désespérés là-bas, ils espèrent un ailleurs. Quelle est la place de l’illusion dans cet espoir ? L’espoir peut-il exister sans la présence secrète de l’illusion ? L’illusion contre la mort. Je suis bien incapable de répondre à cette question. Et la pudeur m’empêcherait de le faire à leur place.


                                                                                                                Claude Spielmann
                                                                                                                      Avril 2016







[i] P L Assoun, Le préjudice radical De l’idéal à la cruauté in L’idéal et la cruauté sous la direction de Féthi Benslama, éd Lignes 2015
[ii] J Lacan, Séminaire VII
[iii] J Lacan,  Séminaire VII
[iv] Jean Cooren, Autre pourrait être le Monde, Hermann 2015
[v] D W Winnicott, La créativité et ses origines in Jeu et Réalité
[vi] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, La Découverte, 2014
[vii] D W Winnicott, Objet transitionnel et Phénomènes transitionnels, 1951
[viii] Jean Cooren, op cité


Cet article fit suite ou complément à deux autres :
Le fond de l’air est froid, (Colloque Europsy), in Che Vuoi n°39, L’Harmattan 2013
Presqu’illusion, Colloque Cercle Freudien, paru dans Des/illusions, L’Harmattan 2015